Il y a des journées où une ville entière retient son souffle. Samedi après-midi, Marseille a vécu l’une d’elles. Plus de six mille deux cents personnes – le chiffre officiel fait froid dans le dos – se sont retrouvées pour dire adieu à Mehdi Kessaci, 23 ans, abattu neuf jours plus tôt par deux hommes en moto. Et surtout pour hurler ensemble : assez.
Une marée humaine contre la terreur quotidienne
Je n’étais pas sur place, mais les images parlent d’elles-mêmes. Une foule si dense qu’on peine à distinguer les visages. Des familles entières, des jeunes, des moins jeunes, des habitants des quartiers nord comme du centre-ville. Tous venus porter le même message : le narcobanditisme est en train de nous voler nos enfants.
Ce qui frappe, c’est le silence au début. Un silence lourd, presque religieux, seulement brisé par quelques sanglots. Puis les applaudissements, interminables, quand la mère de Mehdi a pris la parole. Ouassila Benhamdi. Une femme minuscule, brisée deux fois, qui a trouvé la force de parler devant cette marée humaine.
« Mon cœur est déchiré. Je suis inconsolable. Aucune mère ne veut voir ses enfants mourir avant elle. »
Ouassila Benhamdi, mère de Mehdi et de Brahim, tué il y a cinq ans
Deux fils. Deux assassinats liés au trafic de drogue. Cinq ans d’écart. On peine à réaliser l’ampleur du drame.
Quand une mère devient le symbole d’un ras-le-bol général
Elle portait un simple t-shirt blanc avec le visage de Mehdi. Rien d’ostentatoire. Juste un portrait souriant et ces mots : « Tu seras toujours dans mon cœur ». Elle a marché au premier rang, entourée de son fils cadet Amine – devenu malgré lui figure de la lutte anti-drogue – et de ses proches.
Et puis elle a parlé. D’une voix tremblante mais déterminée :
« Il faut que ça s’arrête. Je demande au gouvernement de prendre la mesure de tout ce qui se passe. Pour toutes les familles frappées par ce fléau. »
À ce moment-là, la foule a explosé. Des applaudissements, des cris, des larmes. Parce que tout le monde sait qu’elle ne parle pas que pour elle.
Amine Kessaci, le frère qui refuse de baisser les bras
À ses côtés, Amine. Visage fermé, regard dur. Il connaît la chanson. C’est lui qui, après la mort de son aîné Brahim en 2020, a décidé de ne plus se taire. Création d’associations, prises de parole publiques, actions de terrain dans les cités. Il est devenu, presque malgré lui, une voix que l’on écoute.
Certains politiques présents ont même publiquement réclamé la Légion d’honneur pour lui. Le geste est fort. Peut-être trop tôt, peut-être pas assez. Mais il montre à quel point la situation est devenue explosive : on en est à décorer des citoyens ordinaires parce qu’ils osent dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
Des fleurs, des cierges et une colère froide
Sur le lieu même où Mehdi est tombé, près d’une salle de concert du 3e arrondissement, les hommages continuent. Des montagnes de fleurs blanches. Des dizaines de cierges allumés. Des messages écrits à la main : « Repose en paix frérot », « On n’oubliera pas », « Justice pour Mehdi ».
Il y avait aussi ces pancartes brandies dans la foule : « Stop aux kalachs », « Nos enfants ne sont pas des cibles », « Marseille veut vivre ». Des slogans simples, presque naïfs. Mais qui résument tout.
Les politiques présents… mais jusqu’à quand ?
Ils étaient nombreux, venus de tous bords. Élus locaux, députés, sénateurs. Certains ont pris la parole. D’autres sont restés en retrait, conscients que ce n’était pas leur journée. L’un d’eux m’a confié en aparté : « On vient par respect, mais aussi parce qu’on sait qu’on a failli. »
Car le malaise est là. Tout le monde voit le problème. Tout le monde connaît les solutions théoriques : plus de moyens policiers, démantèlement des réseaux, prévention dans les quartiers, politique de la ville renforcée… Mais concrètement ? Les règlements de comptes continuent. 49 morts liés au narcobanditisme en 2024 dans les Bouches-du-Rhône. Et on en est à combien en 2025 ? Personne n’ose faire le compte.
- 2020 : Brahim Kessaci, 24 ans
- 13 novembre 2025 : Mehdi Kessaci, 23 ans
- Entre les deux : des dizaines d’autres jeunes, souvent mineurs
Une famille décimée. Une ville en deuil permanent.
Et maintenant ?
C’est la question que tout le monde se pose. Cette mobilisation exceptionnelle – une des plus importantes jamais vues à Marseille pour une victime du narcotrafic – va-t-elle changer quelque chose ?
J’ai envie de croire que oui. Parce que quand 6200 personnes se déplacent un samedi après-midi, sous la pluie fine, pour dire stop, ça veut dire quelque chose. Ça veut dire que la peur commence à laisser place à la colère. Et la colère, parfois, fait bouger les lignes.
Mais je reste lucide. J’ai déjà vu des marches blanches. J’ai déjà entendu des promesses. Et puis la vie reprend, les caméras s’en vont, et les kalachs continuent de cracher.
Alors peut-être que le vrai tournant, c’est que cette fois, la mère qui pleure ses deux fils est devenue impossible à ignorer. Peut-être que le visage de Mehdi, souriant sur ce t-shirt blanc, hantera enfin ceux qui ont le pouvoir de changer les choses.
Parce qu’on ne peut plus se contenter de dire « c’est triste ».
On ne peut plus se contenter de fleurs et de cierges.
Il faut que ça s’arrête.
Pour Mehdi.
Pour Brahim.
Pour tous les autres dont on a déjà oublié les prénoms.
Marseille a parlé samedi. Fort. Très fort.
Espérons que, pour une fois, on l’écoute vraiment.
