Imaginez qu’on vous annonce demain que Paris ne sera plus la capitale de la France dans vingt ans. Que tout – ministères, ambassades, administrations – va être déplacé à 1 500 km, vers une région quasi déserte. Vous trouveriez ça complètement dingue, non ? Et pourtant, c’est exactement le pari que s’apprête à tenter l’Iran.
Je ne parle pas d’un simple déménagement de quelques services. Non, on parle de déplacer la capitale entière, avec ses 9 millions d’habitants intra-muros (15 millions avec l’agglomération), ses institutions, son histoire millénaire. Tout ça parce que Téhéran est en train de mourir à petit feu.
Téhéran, une ville qui craque de partout
Quand on pense à l’Iran, on imagine souvent les bazars, tapis et montagnes enneigées. La réalité d’aujourd’hui est bien moins romantique. Téhéran suffoque. Littéralement.
La pollution y est devenue tellement dense que certains jours, on ne voit pas à 200 mètres. Les écoles ferment, les hôpitaux débordent de patients respiratoires, et les autorités demandent aux personnes âgées et aux enfants de rester cloîtrés. J’ai vu des photos où la tour Milad, pourtant haute de 435 mètres, disparaît complètement dans le brouillard toxique. C’est effrayant.
Mais le plus terrifiant, c’est l’eau. Ou plutôt l’absence d’eau.
Les barrages autour de la capitale sont à des coquilles vides. Le lac salé d’Orumiyeh, autrefois l’un des plus grands lacs salés du monde, a perdu 90 % de sa surface en vingt ans. Les rivières qui alimentaient Téhéran sont à sec. On rationne déjà dans certains quartiers. Des camions-citernes sillonnent les rues pour livrer quelques litres par famille. Et ça va empirer.
« C’est le résultat de décennies de mauvaise gestion, d’un manque total de prévoyance et d’échecs répétés dans la planification. »
Un spécialiste iranien de l’eau reconnu internationalement
Et il n’a pas tort. On a construit à tour de bras sans jamais se poser la question de l’eau. On a détourné les rivières pour irriguer des cultures gourmandes en eau dans des zones arides. On a foré des milliers de puits illégaux. Résultat : la nappe phréatique sous Téhéran s’effondre de 30 à 50 cm par an. La ville s’enfonce, littéralement. Certains quartiers ont déjà perdu plus de 10 mètres d’altitude en trente ans.
Un projet qui date… des années 1990
Ce n’est pas une idée sortie du chapeau du président actuel. Dès les années 1990, des urbanistes iraniens tiraient la sonnette d’alarme. Ils proposaient déjà de déplacer la capitale administrative (pas forcément toute la ville) vers un endroit plus viable.
Plusieurs sites ont été étudiés : Ispahan, Shiraz, même une ville entièrement nouvelle au centre du pays. Mais aujourd’hui, c’est la région de Makran, tout au sud-est près du Pakistan, qui tient la corde.
Pourquoi là-bas ? Parce que c’est l’une des rares zones côtières encore sous-développées du pays, avec un accès direct à l’océan Indien. Et surtout, parce qu’il y a le port de Chabahar.
Chabahar, le futur cœur de l’Iran ?
Chabahar, c’est un peu le rêve géopolitique iranien. Un port en eaux profondes qui échappe au détroit d’Ormuz (contrôlé par les hormones et donc sous la menace permanente des Américains et des Saoudiens). L’Inde y a déjà investi des milliards pour en faire une porte d’entrée vers l’Afghanistan et l’Asie centrale, contournant le Pakistan.
Faire de cette zone la nouvelle capitale, c’est tuer trois oiseaux d’une pierre :
- Déplacer les institutions loin de la zone sismique ultra-dangereuse de Téhéran (la ville est posée sur plusieurs failles actives)
- Relancer le développement d’une région pauvre et oubliée
- Sécuriser l’accès maritime du pays en cas de blocus du détroit d’Ormuz
Sur le papier, c’est séduisant. Dans la réalité… c’est une autre paire de manches.
Combien ça coûte de déplacer une capitale ?
Prenez n’importe quel grand projet de nouvelle capitale ces dernières années :
- L’Égypte construit actuellement sa nouvelle capitale administrative à 45 km du Caire – coût estimé : plus de 50 milliards de dollars
- L’Indonésie déménage la sienne de Jakarta à Nusantara sur Bornéo – budget annoncé : 32 milliards de dollars
- Le Kazakhstan a déplacé sa capitale d’Almaty à Astana dans les années 1990 – coût réel : environ 20 milliards de dollars de l’époque
Maintenant, comparez avec l’état des finances iraniennes. Sanctions internationales, inflation à plus de 40 %, chute des revenus pétroliers… L’Iran a du mal à payer les salaires des fonctionnaires. Alors financer un chantier de plusieurs centaines de milliards ?
Certains experts que j’ai lus parlent d’un projet « chimérique ». Le mot est dur, mais pas forcément faux.
Et les habitants, dans tout ça ?
Parce qu’il y a un détail qu’on oublie souvent dans ces grands projets : les gens.
Téhéran, ce n’est pas seulement des bâtiments. C’est 15 millions de personnes qui y vivent, y travaillent, y ont leurs racines. Vous croyez qu’ils vont tous faire leurs valises gentiment pour aller s’installer dans le désert côtier ?
Beaucoup de Téhéranais que j’ai vu interviewer sont attachés à leur ville, malgré ses défauts. Ils disent : « On préfère encore la pollution ici que l’isolement là-bas. » Et ils n’ont pas complètement tort. Makran, c’est beau sur les photos, mais c’est aussi l’une des zones les plus chaudes du pays, avec des tempêtes de sable monstres et très peu d’infrastructures.
Des précédents qui font réfléchir
L’histoire est pleine de capitales déplacées. Parfois ça marche, parfois non.
Le Brésil a réussi son pari avec Brasília dans les années 1960. Mais ça a coûté une fortune et créé une ville artificielle au départ, aujourd’hui c’est une réussite urbanistique.
Le Nigeria, avec Abuja, aussi – même si la corruption a gangréné le projet.
Mais il y a aussi des échecs. La Birmanie a construit Naypyidaw en 2005, une capitale immense et vide, surnommée « la ville fantôme ». Des avenues à 20 voies sans voiture, des hôtels cinq étoiles sans client… Un gouffre financier.
L’Iran risque-t-il le même sort ?
Et si la vraie solution était ailleurs ?
Franchement, parfois je me dis que déplacer la capitale, c’est soigner le symptôme sans toucher à la maladie.
Parce que le problème, ce n’est pas seulement Téhéran. C’est tout le pays qui est mal géré sur le plan environnemental. On continue à subventionner massivement l’essence (l’une des moins chères du monde), ce qui encourage les voitures polluantes. On irrigue encore avec des méthodes archaïques. On construit des barrages partout sans étude d’impact.
Déplacer la capitale ne résoudra pas la sécheresse qui touche tout le plateau iranien. Au contraire, développer massivement la côte Makran risque de créer de nouveaux problèmes hydriques dans vingt ans.
La vraie question, c’est : est-ce qu’on préfère un grand geste symbolique et spectaculaire, ou des réformes profondes, longues et impopulaires ?
Ce que je pense, personnellement
L’idée me fascine et me terrifie à la fois.
Elle me fascine parce qu’elle montre qu’un pays peut encore avoir l’audace de rêver grand, même dans l’adversité. C’est une forme de résistance face à la catastrophe écologique : au lieu de subir, on agit, même si c’est fou.
Elle me terrifie parce qu’elle sent le projet pharaonique des régimes en manque de légitimité. Quand tout va mal, on lance un chantier démesuré pour détourner l’attention. Ça me rappelle un peu ce qui s’est passé ailleurs dans l’histoire.
Mais au fond, je ne peux pas m’empêcher d’être curieux. Si l’Iran y arrive – contre vents, sanctions et scepticisme –, ce sera l’un des exploits urbanistiques du siècle.
Et vous, vous en pensez quoi ? Vous déménageriez votre capitale pour sauver votre pays ? Ou vous essayeriez d’abord de sauver la ville existante ?
Une chose est sûre : l’Iran nous rappelle une vérité brutale. Quand le climat se dérègle, même les grandes civilisations millénaires peuvent être forcées de tout repenser. Même leur cœur.
