Il est midi et demi. Devant le centre commercial d’une petite ville de Seine-Maritime, une quinzaine de lycéens se partagent des sandwichs froids et des canettes tièdes. La cantine du lycée est en travaux, alors on improvise. À 17 ou 18 ans, on a déjà l’habitude de se débrouiller. Et quand on demande à ces ados ce qu’ils ressentent en vivant ici, à trente ou quarante kilomètres de la grande ville la plus proche, la réponse fuse presque toujours la même : « Y a rien à faire. »
Ce « rien » n’est pas une exagération d’ados blasés. C’est une réalité qui pèse sur toute une génération. Selon un récent baromètre réalisé auprès de milliers de 16-25 ans, 72 % des jeunes vivant en zone rurale estiment être des citoyens de seconde zone. Le chiffre est brutal. Il dit la fracture, le sentiment d’abandon, parfois même la colère sourde.
Un sentiment d’abandon qui commence très tôt
Quand on grandit à la campagne aujourd’hui, on apprend vite que certaines choses sont réservées « aux autres ». Les autres, ce sont ceux qui habitent en ville, là où il y a des lignes de bus qui passent après 19 heures, des cinémas, des salles de concert, des urgences ouvertes la nuit.
À la campagne ? Souvent un seul commerce, parfois même plus. Un médecin qui prend sa retraite et qu’on ne remplace pas. Un arrêt de bus où le car passe deux fois par jour si tout va bien. Et pour les loisirs, il reste le terrain de foot communal – quand il est entretenu – ou les murs du gymnase pour faire du skate quand il ne pleut pas.
« Dans mon village, il n’y a même plus de boulangerie. Pour un pain, il faut faire 12 km. »
– Théo, 19 ans, étudiant en BTS
Théo n’est pas un cas isolé. Des milliers de jeunes racontent la même histoire : partir au lycée ou en cours supérieurs, c’est déjà une expédition. Lever à 6 h 15, attendre le car scolaire sous la pluie, rentrer à 19 h 30 si le dernier bus n’est pas supprimé. Et le week-end ? Soit on reste chez soi, soit les parents jouent les taxis jusqu’à ce qu’on ait le permis – et encore, faut pouvoir s’acheter une voiture.
Les chiffres qui font mal
Derrière le ressenti, les données confirment l’ampleur du phénomène :
- 72 % se sentent oubliés par les politiques publiques
- 65 % estiment manquer cruellement de transports en commun
- 58 % disent qu’il n’y a « rien à faire » le soir ou le week-end
- Seulement 12 % pensent que leur territoire offre les mêmes chances que les grandes villes
Ces pourcentages ne sortent pas de nulle part. Ils sont le reflet d’une France à deux vitesses qui s’est creusée ces vingt dernières années. Fermetures de classes, de maternités, de tribunaux, de perceptions… La liste est longue et chaque annonce ressemble à un nouveau coup de ciseau dans le lien entre ces territoires et le reste du pays.
La mobilité, le nerf de la guerre
Si on devait désigner le problème numéro un, ce serait celui-là : se déplacer. Sans voiture personnelle, la vie sociale devient une équation insoluble.
Prenez Clara, 17 ans, qui habite à 8 km de son lycée. Le matin, son père l’emmène avant d’aller travailler. Le soir, elle attend parfois une heure et demie que sa mère finisse sa journée. « Quand j’ai raté le bus, je marche le long de la départementale. C’est dangereux, mais je n’ai pas le choix. »
Et pour sortir entre amis ? C’est presque mission impossible. Les rares lignes de cars interurbains s’arrêtent tôt. Uber ? Inconnu au bataillon dans la plupart des villages. Du coup, les soirées se résument souvent à se retrouver sur un parking de supermarché ou chez celui qui a la chance d’avoir des parents cool.
« On nous dit “prenez le train”, mais la gare la plus proche est à 25 km et le dernier train pour rentrer passe à 18 h 12. »
Cette absence de mobilité a des conséquences concrètes : on renonce à des stages, à des petits jobs, à des sorties culturelles. Et petit à petit, on interiorise qu’on n’a pas les mêmes droits que les autres.
Loisirs : le grand vide
Quand je discute avec ces jeunes, un mot revient sans cesse : « ennui ». Pas l’ennui passager, non. L’ennui chronique, celui qui ronge et qui donne parfois l’impression de vivre en décalé par rapport au reste du monde.
Un cinéma ? Le plus proche est à 45 minutes en voiture. Une salle de concert ? Faut compter une heure et demie minimum. Des associations sportives ou culturelles ? Elles existent, mais souvent portées à bout de bras par quelques bénévoles épuisés.
Résultat : beaucoup se réfugient dans les écrans. Réseaux sociaux, jeux vidéo, séries. C’est gratuit, c’est accessible, et surtout c’est là. Mais ça ne remplace pas les rencontres réelles, les expériences, les découvertes qui construisent une adolescence.
Certains, plus créatifs, bricolent des solutions. Un skatepark fait maison derrière le foyer rural. Des soirées organisées dans des hangars prêtés par un agriculteur. Des applis pour covoiturer entre jeunes du coin. Mais ce sont des pansements sur une jambe de bois.
L’école, seul ascenseur social… qui grinche
Dans ce désert de services, le lycée reste souvent le dernier bastion. C’est là qu’on rencontre du monde, qu’on fait du sport, qu’on a accès à Internet correct. Quand la cantine ferme pour travaux, c’est tout un équilibre qui vacille.
Et pourtant, ces jeunes ne sont pas moins ambitieux que les autres. Beaucoup préparent des BTS, des licences pro, rêvent d’écoles d’ingénieurs ou de commerce. Mais ils savent qu’ils partent avec un handicap : le temps perdu dans les transports, l’argent que ça coûte, le stress permanent.
« Moi je veux faire infirmière, raconte Manon, 18 ans. Mais l’IFSI est à Rouen. Ça veut dire partir en semaine ou faire quatre heures de trajet par jour. Mes parents ne peuvent pas payer un studio. »
Et demain ? Partir ou rester ?
La question qui hante tous ces jeunes, c’est celle du départ. Rester au pays, c’est souvent accepter un avenir limité. Partir, c’est couper le cordon, parfois définitivement, avec la famille, les racines, le cadre qu’on aime malgré tout.
Beaucoup disent : « Je reviendrai plus tard. » Mais on sait tous que c’est rarement le cas. Une fois installé en ville pour les études ou le premier emploi, on y reste. Les attaches se distendent. Et le village perd un peu plus de sa jeunesse.
Pourtant, certains refusent ce scénario écrit d’avance. Ils croient à une ruralité différente, plus connectée, plus vivante. Ils parlent de télétravail, de tiers-lieux, de retour à la terre choisi et non subi. Mais pour l’instant, ces projets restent marginaux face à l’urgence du quotidien.
Des solutions existent, mais où est la volonté politique ?
Des expériences marchent ailleurs : cars à la demande, tiers-lieux culturels financés par les régions, bourses territoriales pour les étudiants, revitalisation des centres-bourgs. Mais elles restent trop rares, trop timides.
Ce que demandent ces jeunes, ce n’est pas la pitié. C’est simplement d’avoir les mêmes chances. Des transports décents. Des lieux de vie. La sensation que leur territoire compte autant que les métropoles.
Parce qu’au fond, beaucoup aiment leur campagne. Les paysages, le calme, les relations humaines plus directes. Ils ne veulent pas la quitter. Ils veulent juste pouvoir y vivre dignement, à 20 ans comme à 50.
Le jour où on comprendra que la France ne se résume pas à ses grandes villes, peut-être que le chiffre de 72 % commencera à baisser. En attendant, des milliers de jeunes continuent de grandir avec ce sentiment tenace d’être des citoyens à part. Et ça, franchement, ça fait mal.
Alors la prochaine fois qu’on parlera de « jeunesse » au singulier, rappelons-nous qu’il y en a plusieurs. Et que l’une d’entre elles attend toujours qu’on la regarde vraiment.
