Il est trois heures du matin quand les sirènes hurlent à nouveau à Kharkiv. Pour la troisième nuit consécutive, le ciel s’illumine de traînées blanches et les explosions déchirent le silence. On se dit que l’on finit par s’habituer à tout, même à ça. Et pourtant, chaque alerte fait remonter cette boule au ventre, ce mélange de colère et d’impuissance.
Mercredi 19 novembre 2025, le bilan tombe : 32 blessés, dont certains graves. Un immeuble résidentiel de neuf étages a été directement touché, les flammes ont ravagé plusieurs appartements avant que les pompiers, héroïques comme toujours, ne parviennent à circonscrire l’incendie. Et pendant ce temps, le reste de l’Ukraine retient son souffle.
Kharkiv, ville martyre à 40 km de la frontière
Avant 2022, Kharkiv était la grande ville étudiante de l’est, celle qu’on appelait la « petite Saint-Pétersbourg » ukrainienne pour ses universités, ses cafés, son métro flambant neuf. Aujourd’hui, elle est devenue le symbole tragique d’une guerre qui refuse de dire son nom et qui, surtout, refuse de s’arrêter.
Située à peine à quarante kilomètres de la frontière russe, elle est une cible idéale. Trop proche pour être ignorée, trop grande pour être abandonnée. Et depuis des mois, les habitants vivent au rythme des alertes, des caves transformées en abris, des coupures d’électricité qui s’éternisent.
Une nuit parmi d’autres… ou presque
Ce qui s’est passé dans la nuit du 18 au 19 novembre n’a, hélas, rien d’exceptionnel. Sauf qu’on atteint un seuil. Trois nuits de suite, c’est une forme de message. Onze drones lancés en vagues successives, une tactique désormais rodée : saturer les défenses antiaériennes pour faire passer au moins quelques engins.
Et quand l’un d’eux touche sa cible, c’est toute une vie qui bascule. Un père qui porte son enfant dans les escaliers en feu. Une grand-mère coincée au cinquième étage. Des voisins qui se retrouvent à la rue en plein mois de novembre.
« On ne dort plus. On attend. On sait que ça va revenir. »
– Un habitant du quartier Saltivka, joint par téléphone au petit matin
L’hiver, l’autre arme russe
Si les drones et les missiles font la une, la vraie terreur qui monte, c’est le froid. Car depuis des mois, les frappes visent méthodiquement les centrales électriques, les sous-stations, les réseaux de chauffage urbain. L’objectif est clair : rendre la vie insupportable pour forcer une capitulation ou, au minimum, faire plier l’opinion publique.
J’ai parlé il y a quelques semaines avec un ingénieur d’Ukrenergo, l’opérateur national. Il m’expliquait, chiffres à l’appui, que plus de 50 % de la capacité de production a été détruite ou endommagée. Et qu’à chaque nouvelle vague de frappes, les réparations deviennent plus longues, plus complexes, parfois impossibles faute de pièces.
- Centrales thermiques touchées à répétition
- Barrages hydroélectriques dans le viseur
- Réseaux de distribution sectionnés en dizaines d’endroits
- Réserves de charbon et de gaz qui fondent à vue d’œil
Le résultat ? Des coupures programmées qui peuvent durer douze heures, parfois plus. Et quand les températures descendront sous les –15 °C, comme c’est souvent le cas en janvier à Kharkiv, chaque heure sans chauffage deviendra une épreuve.
Et pendant ce temps, sur le front
Parce qu’il ne faut pas l’oublier : la guerre aérienne n’est qu’un volet. À quelques dizaines de kilomètres au nord et à l’est, les combats au sol continuent. L’armée russe avance mètre par mètre, village par village. Dvoritchanské est tombé il y a quelques jours à peine. Un nom de plus sur la longue liste des localités rasées ou occupées.
Et à Moscou, on ne cache même plus l’objectif : créer une « zone tampon » dans la région de Kharkiv, repousser la ligne de front assez loin pour mettre les villes russes hors de portée des armes ukrainiennes. Peu importe le prix humain.
Kiev riposte, mais à quel prix ?
De l’autre côté, l’Ukraine n’est pas restée les bras croisés. Drones longue portée sur les raffineries russes, attaques sur les dépôts de munitions, voire sur des installations en plein cœur de la Russie. Une stratégie du « œil pour œil » qui a son efficacité : les prix de l’essence flambent à Moscou, certaines régions connaissent des pénuries.
Mais soyons honnêtes : ces frappes, aussi spectaculaires soient-elles, ne changent pas la donne sur le terrain. Elles énervent, elles coûtent cher à l’adversaire, elles maintiennent le moral ukrainien… mais elles n’arrêtent pas l’avancée russe dans le Donbass ou autour de Kharkiv.
L’impasse diplomatique totale
Et puis il y a cette réalité qu’on préfère parfois oublier : personne ne parle sérieusement de paix. À Moscou, on pose des conditions qui équivalent à une capitulation ukrainienne. À Kiev, on sait que céder un pouce de territoire aujourd’hui, c’est ouvrir la porte à de nouvelles exigences demain.
Entre les deux, les Occidentaux continuent d’envoyer des armes – les Rafale promis par la France en sont le dernier symbole – mais sans jamais franchir la ligne rouge qui ferait basculer le conflit en guerre directe avec la Russie. Résultat : on arme assez pour que l’Ukraine ne s’effondre pas, mais pas assez pour qu’elle gagne vraiment.
« On nous demande de tenir, mais on nous refuse les moyens de vaincre. »
– Un officier ukrainien, sous couvert d’anonymat
Et nous, que regarde-t-on vraiment ?
Je pose la question sans détour : jusqu’à quand allons-nous accepter de vivre avec ces images en boucle sans que ça change quelque chose de fondamental ? Parce que derrière les 32 blessés de cette nuit, il y a des milliers d’histoires similaires depuis trois ans. Des enfants qui grandissent dans les métros, des familles séparées, des villes entières qui ressemblent à des décors de film post-apocalyptique.
On s’habitue, disais-je au début. C’est peut-être le plus terrifiant. On finit par scroller plus vite sur les alertes, par baisser le son quand les sirènes passent en fond sonore des directs. Mais à Kharkiv, ils n’ont pas ce luxe. Eux, ils vivent ça. Chaque nuit. Chaque hiver qui approche.
Alors oui, 32 blessés cette nuit, ce n’est qu’un chiffre de plus. Mais derrière chaque chiffre, il y a un visage, une histoire, une vie brisée. Et tant qu’on n’aura pas le courage de regarder ça en face, vraiment, la guerre continuera. Parce qu’elle le peut.
Kharkiv ne dort plus. Et nous, on ferait mieux de ne pas détourner le regard.
