Imaginez-vous sortir tranquillement votre chien un soir de printemps à Paris. Rien d’extraordinaire. Et d’un seul coup, quatre hommes encagoulés vous plaquent au sol, vous jettent dans un fourgon et disparaissent dans la nuit. Ce qui ressemblait à une scène de film est devenu, en 2025, la réalité terrifiante de plusieurs familles françaises fortunées grâce aux cryptomonnaies.
Le 1er mai dernier, c’est exactement ce qui est arrivé au père d’un entrepreneur connu dans le petit monde du Web3. Cinquante-huit heures d’angoisse, un doigt sectionné, une rançon exigée en millions d’euros de Bitcoin et d’Ethereum. Et aujourd’hui, l’enquête continue de faire tomber les têtes : deux nouveaux suspects, nés en 2001 et 1994, viennent d’être mis en examen et écroués. Dix-sept personnes au total sont désormais poursuivies. L’histoire est loin d’être finie.
Une violence qui n’a plus rien de virtuel
Ce qui frappe d’abord, c’est la brutalité. On parle souvent de la crypto comme d’un univers froid, fait de lignes de code et de portefeuilles numériques. Et pourtant, quand l’argent devient aussi liquide et anonyme que des liasses dans un sac, il attire les mêmes prédateurs que dans les pires séries policières des années 90.
Un doigt tranché envoyé à la famille pour faire pression. Des ultimatums envoyés par messagerie cryptée. Des ravisseurs qui connaissent parfaitement la valeur du portefeuille de leur victime. On est très loin du simple phishing ou du hack de compte Binance. Ici, on passe dans la catégorie des crimes « à l’ancienne », mais avec une cible bien moderne.
« C’est une enquête hors norme », confiait déjà en mai une source proche du dossier. Cent policiers mobilisés, plusieurs services de police judiciaire parisiens sur le pont. Preuve que les autorités prennent enfin la mesure du phénomène.
Une série noire qui s’allonge dangereusement
Ce rapt n’est pas un cas isolé. Loin de là. Depuis le début de l’année 2025, la France connaît une véritable recrudescence d’enlèvements ou de tentatives d’enlèvement ciblant spécifiquement les acteurs de la cryptosphère.
Janvier : le cofondateur d’une célèbre marque française de wallets hardware et sa compagne kidnappés. Elle sera retrouvée ligotée dans une voiture, lui libéré après plusieurs jours.
Mars, avril, mai : plusieurs affaires dans la région parisienne, parfois des tentatives qui échouent de justesse. Des hommes armés qui surveillent les domiciles, étudient les habitudes, repèrent le moment où la cible est la plus vulnérable.
- Des ravisseurs ultra-organisés qui connaissent les adresses des portefeuilles cold wallet
- Des équipes qui savent qu’une seed phrase sous la torture finit toujours par sortir
- Des groupes capables de déplacer une victime d’un point A à un point B sans se faire repérer
- Et surtout, des commanditaires prêts à tout pour quelques millions en crypto
Le profil des victimes ? Des entrepreneurs ayant réalisé des plus-values importantes entre 2020 et 2024, souvent discrets, parfois jeunes, et qui pensaient que rester sous les radars suffisait.
Pourquoi la France est-elle devenue une cible privilégiée ?
Plusieurs raisons convergent, et franchement, ça fait froid dans le dos.
D’abord, le succès fulgurant de certaines start-up françaises dans la blockchain. On a vu naître ici des licornes, des projets qui ont levé des centaines de millions, des fondateurs devenus millionnaires – voire bien plus – en quelques années. Ces profils sont identifiables : conférences, podcasts, réseaux sociaux… même quand on fait attention, on laisse des traces.
Ensuite, la fiscalité. Beaucoup déclarent leurs plus-values, ce qui laisse une trace officielle. D’autres, moins regardants, se retrouvent avec des sommes colossales non déclarées. Dans les deux cas, les bandes criminelles savent qu’il y a du cash – ou plutôt du crypto-cash – à aller chercher.
Et enfin, la relative impunité perçue. Pendant longtemps, les autorités semblaient dépassées par la technicité du sujet. Tracer des transactions sur la blockchain, comprendre les mixers, les ponts cross-chain… ça demande une expertise que peu de services possédaient il y a encore deux ans.
Aujourd’hui, ça change. Vite.
Une réponse judiciaire qui monte en puissance
Les derniers coups de filet montrent que la police judiciaire a franchi un cap. Dix-sept mis en examen dans une seule affaire, c’est énorme. Ça veut dire des mois d’écoutes, de filatures, de géolocalisation, d’analyse de transactions blockchain – oui, même les plus sophistiquées.
Les chefs d’inculpation donnent le vertige :
- Enlèvement et séquestration avec actes de barbarie en bande organisée
- Extorsion en bande organisée
- Blanchiment de fonds provenant d’extorsion
- Association de malfaiteurs
Autrement dit, on ne parle plus de petits voyous qui tentent leur chance. On est face à des organisations structurées, avec des rôles bien définis : guetteurs, logisticiens, négociateurs, exécuteurs… et probablement des commanditaires qui, eux, restent encore dans l’ombre.
Ce qui est inquiétant, c’est que ces groupes apprennent vite. Chaque affaire ratée leur permet d’affiner la suivante.
Un observateur régulier de ces dossiers
Comment les criminels repèrent-ils leurs cibles ?
C’est là que ça devient vraiment flippant.
Première méthode : les réseaux sociaux. Même en mode discret, un like sur une publication d’un projet crypto, une photo prise devant un événement blockchain, une story géolocalisée… tout laisse une trace.
Deuxième méthode : les leaks de données. Des bases de données de clients KYC de plateformes d’échange, des listes d’investisseurs early d’un projet, des documents fiscaux piratés… tout se vend sur le darknet pour quelques milliers d’euros.
Troisième méthode : l’OSINT pur et dur. Avec un nom, un pseudo Discord ou Twitter, on peut remonter incroyablement loin. Adresse, composition familiale, habitudes, marque de voiture… tout y passe.
Et une fois la cible choisie ? On passe à la surveillance physique. Des semaines, parfois des mois. On connaît l’heure à laquelle le chien sort, le trajet de l’école des enfants, le parking où la voiture est garée. C’est du travail de pro.
Que faire quand on a gagné gros en crypto ?
La question n’est plus taboue. J’ai discuté avec plusieurs personnes ayant réalisé des exits à sept ou huit chiffres ces dernières années. Tous, sans exception, ont renforcé leur sécurité.
Quelques mesures qui reviennent systématiquement :
- Plus jamais afficher sa richesse, même discrètement
- Utiliser des structures juridiques complexes pour détenir ses actifs
- Ne jamais garder tous ses œufs dans le même panier (multi-sig, wallets répartis géographiquement)
- Faire appel à des sociétés spécialisées dans la protection rapprochée
- Former sa famille à des protocoles de sécurité
- Et surtout, parfois… déménager dans des pays perçus comme plus sûrs
Certains vont jusqu’à engager d’anciens militaires ou agents de services de renseignement. Le coût ? Plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois. Mais quand on a 50 ou 100 millions en jeu, ça devient une ligne budgétaire comme une autre.
Vers une normalisation de cette violence ?
C’est la grande peur. Que ces enlèvements deviennent aussi « normaux » dans la crypto française que les braquages de bijouteries l’étaient dans les années 80.
Parce que tant qu’il y aura des fortunes rapides, mal protégées, et relativement faciles à localiser, il y aura des prédateurs prêts à franchir la ligne rouge.
Les derniers arrestations sont une bonne nouvelle. Elles montrent que l’État prend le problème au sérieux et que les moyens suivent. Mais elles arrivent aussi tard. Combien d’autres affaires sont en préparation en ce moment même ? Combien de familles vivent dans la peur de l’appel qui ne viendra jamais ?
La crypto a permis à une génération de s’enrichir rapidement. Elle expose aujourd’hui certains d’entre eux à des risques qu’ils n’avaient jamais imaginé. Le rêve numérique a parfois des allures de cauchemar bien réel.
Et pendant que les enquêteurs resserrent l’étau sur les réseaux criminels, une question reste en suspens : la prochaine victime saura-t-elle qu’elle est déjà surveillée ?
À lire aussi dans les prochains jours : comment les services spécialisés traquent les transactions de rançon sur la blockchain, et pourquoi même les mixers les plus sophistiqués ne suffisent plus à garantir l’anonymat.
