Il est trois heures du matin quand la sirène déchire le silence de la nuit. À Kiev, plus personne ne sursaute vraiment. On soupire, on attrape son téléphone pour vérifier la carte des alertes, et on applique la routine désormais bien rodée. Pour certains, cela veut dire traîner le matelas dans le couloir. Pour d’autres, s’enfermer dans la salle de bains. Tout ça à cause d’une règle toute simple, mais qui sauve des vies : la fameuse règle des deux murs.
Je me souviens encore de la première fois où j’en ai entendu parler. C’était il y a un an, au détour d’une conversation avec un habitant du quartier Podil. Il m’avait expliqué ça comme on parle de la météo : « Tu sais, quand ça pète, mieux vaut avoir deux murs solides entre toi et l’extérieur ». Sur le moment, j’avais trouvé ça presque irréel. Aujourd’hui, c’est devenu une seconde nature pour des millions d’Ukrainiens.
Une ville qui refuse de s’éteindre
Kiev n’a jamais été aussi vivante qu’en pleine guerre. Oui, vous avez bien lu. Les cafés sont pleins dès 8 heures du matin, les étudiants remplissent les amphithéâtres, les métros roulent à plein régime. Et pourtant, presque chaque nuit ou presque, le ciel s’illumine de traînées de missiles et de drones.
Ce contraste permanent entre normalité apparente et menace constante, c’est peut-être ce qui m’a le plus marqué lors de mes séjours là-bas. Les gens ne vivent pas « malgré » la guerre. Ils vivent avec. Et ils ont développé des stratégies de survie d’une ingéniosité folle.
D’où vient vraiment la règle des deux murs ?
À l’origine, cette règle a été popularisée par les services de secours ukrainiens dès les premiers mois du conflit. Le principe est limpide : un mur extérieur peut être pulvérisé par l’onde de choc ou traversé par des éclats. Mais un deuxième mur, à l’intérieur de l’appartement, absorbe l’essentiel du danger.
« Un seul mur ne suffit pas. Deux murs, c’est la différence entre la vie et la mort quand un missile tombe à quelques rues. »
Un secouriste expérimenté de Kiev
Dans les immeubles en béton typiques de l’ère soviétique, les couloirs intérieurs ou les salles de bains sans fenêtre extérieure sont devenus les endroits les plus prisés. Pas très glamour, certes. Mais efficace.
Une nuit dans le couloir : le récit de Sasha, 19 ans
Sasha étudie la philologie française à l’académie Mohyla. Elle parle un français impeccable, appris grâce à des échanges et beaucoup de séries. Le 14 novembre dernier, lors de l’une des attaques les plus massives sur la capitale, elle a passé toute la nuit dans son couloir.
« J’ai tiré mon matelas, pris mon oreiller, mon chargeur et mon chat. Et j’ai attendu. Les explosions étaient si fortes que les vitres tremblaient. Mais dans le couloir… on se sent un peu protégés. C’est con à dire, mais on finit par s’y habituer. »
Elle rit jaune en racontant ça. Parce qu’en réalité, personne ne devrait avoir à « s’habituer » à dormir par terre pour éviter de mourir.
Les variantes de la règle : créativité sous pression
Avec le temps, les habitants ont perfectionné le concept. Il y a ceux qui dorment systématiquement dans leur « coin sûr ». D’autres qui ont aménagé de véritables petits camps de fortune : matelas gonflables, couvertures, lampe frontale, bouteilles d’eau, snacks.
- Le « kit alerte » : chargeur externe, documents, argent liquide, médicaments
- Le « coin des animaux » : beaucoup refusent de laisser leurs chiens ou chats seuls dans le salon
- Les groupes Telegram de quartier qui préviennent en temps réel de la trajectoire des drones
- Les playlists spéciales « nuit sous alerte » pour couvrir le bruit des explosions
On pourrait presque en rire si ce n’était pas si tragique.
Et les enfants dans tout ça ?
La question qui revient toujours. Comment fait-on quand on a des enfants en bas âge ? Beaucoup de parents ont transformé la règle des deux murs en véritable chambre forte improvisée. Des lits superposés dans les couloirs, des dessins accrochés aux murs pour « rendre l’endroit plus joyeux ».
Une mère de famille du quartier Obolon m’a confié qu’elle avait peint des étoiles phosphorescentes au plafond du couloir. « Comme ça, quand on y passe la nuit, ma fille croit qu’on fait du camping. » Le cœur se serre.
L’évolution des attaques : pourquoi c’est pire qu’avant
Après trois ans et demi de guerre, on aurait pu penser que les habitudes se seraient installées. Eh bien non. Paradoxalement, les attaques sur Kiev sont plus fréquentes et plus sophistiquées qu’en 2022-2023.
Les drones kamikazes, moins chers que les missiles, permettent des frappes quasi quotidiennes. Et ils sont plus difficiles à intercepter. Résultat : les alertes durent parfois six, huit, dix heures d’affilée. Dormir dans son lit devient un luxe rare.
La santé mentale : le vrai front invisible
Ce qu’on voit moins, c’est l’impact psychologique. Les psychologues parlent d’un stress chronique permanent. L’organisme reste en alerte H24. Beaucoup développent des troubles du sommeil, de l’anxiété, des crises de panique au moindre bruit suspect.
Pourtant, la résilience reste stupéfiante. Les blagues sur les alertes fusent dans les groupes Telegram. Les mèmes circulent à la vitesse de la lumière. L’humour noir est devenu une arme de défense massive.
Et demain ?
Personne ne sait quand cette guerre prendra fin. Les pourparlers, les plans de paix, les déclarations… tout ça semble loin des couloirs de Kiev où des familles entières dorment encore ce soir, serrées les unes contre les autres, entre deux murs de béton.
Mais une chose est sûre : tant que les sirènes retentiront, la règle des deux murs restera gravée dans le quotidien des habitants de Kiev. Pas par choix. Par nécessité. Et par une volonté farouche de continuer à vivre, coûte que coûte.
Parce qu’au fond, c’est peut-être ça le plus fort : transformer la peur en routine, la menace en réflexe, et refuser de laisser la guerre voler complètement la vie.
La prochaine fois que vous vous plaindrez de ne pas trouver le sommeil à cause du bruit des voisins… pensez à ces milliers de personnes qui dorment entre deux murs, en espérant que ce sera suffisant.
À Kiev, la vie continue. Vaille que vaille. Entre deux murs.
