Je me souviens encore du jour où un ami éleveur m’a envoyé une photo, tard le soir. Une brebis éventrée dans un pré, la gorge ouverte, le regard encore figé par la peur. « Tu crois que c’est lui ? » m’a-t-il demandé. Lui, c’est le loup. Et ce pré, ce n’était pas dans le Mercantour ou les Abruzzes. C’était à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme.
Jusque-là, beaucoup pensaient le département épargné. Un îlot tranquille au milieu d’une France où le grand canidé recolonise peu à peu le territoire. Et puis, ces dernières semaines, les certitudes ont volé en éclats.
Le loup ne respecte plus les frontières qu’on lui imaginait
Fin octobre, à La Tour-d’Auvergne, une brebis et son agneau retrouvés morts. Les constatations officielles parlent d’une « piste loup non écartée ». Depuis, les appels se multiplient. Des éleveurs envoient des photos prises avec leur téléphone : morsures caractéristiques, carcasses traînées sur plusieurs mètres, blessures nettes et profondes au cou. Les signes ne trompent pas ceux qui connaissent.
Ce qui frappe, c’est la proximité. On parle de parcelles à moins de dix kilomètres des premières maisons de Clermont-Ferrand. Le loup n’a plus peur des lumières, des routes, des chiens qui aboient derrière les clôtures électriques. Il avance, tranquillement, sûrement.
« Tant qu’on n’est pas touché, on se dit que c’est loin. Mais quand ça arrive chez vous, ça devient obsédant. »
– Un président de fédération ovine du département
Un retour discret mais constant depuis 2021
La première attaque officiellement reconnue ? Probablement 2021 ou 2022. À l’époque, c’était presque anecdotique. Quelques bêtes, un ou deux secteurs. On se disait que c’était un individu de passage, un jeune en dispersion venu du Limousin ou de la Lozère.
Erreur. Les indices s’accumulent : empreintes, hurlements enregistrés la nuit, analyses génétiques sur des poils ou des excréments. Le loup ne fait plus que passer. Il s’installe. Et quand un loup s’installe, il chasse.
Dans un département où le pastoralisme reste vivant, où des bergers regroupent encore plusieurs troupeaux l’été sur les estives, la nouvelle tombe comme un coup de massue. On parle de plusieurs milliers de brebis dans les zones concernées. Des exploitations familiales, souvent déjà fragiles.
La protection, oui… mais à quel prix ?
L’État propose des solutions. Des parcs électrifiés la nuit, des chiens de protection, des aides pour embaucher un berger supplémentaire. Sur le papier, c’est bien. En pratique, c’est une autre histoire.
- Les parcs mobiles, ça demande du temps et du matériel quand on a 600 bêtes à rentrer chaque soir.
- Les chiens patou, excellents, mais il en faut plusieurs et ils ne font pas de miracle face à un loup déterminé.
- Les filets électrifiés, efficaces… jusqu’à ce que la batterie lâche ou qu’une branche tombe dessus après un orage.
Et surtout, ça coûte. En heures de travail, en fatigue, en argent. Beaucoup d’éleveurs le disent tout bas : ils sont déjà épuisés par la fièvre catarrhale ovine, par les prix du lait ou de la viande qui ne suivent plus, par les normes qui s’empilent. Ajouter la gestion d’un super-prédateur, c’est parfois la goutte d’eau.
« Protéger les troupeaux, ce n’est pas la meilleure solution. Ça rajoute du travail à des gens déjà au bout du rouleau. Il faudrait pouvoir réguler davantage. »
Entre respect de la nature et survie des élevages
Attention, personne ne demande l’éradication. La plupart des éleveurs que je connais aiment la nature, la vraie. Ils vivent dedans toute l’année. Ils savent que le loup fait partie de la biodiversité, qu’il régule les cerfs et les chevreuils.
Mais il y a une différence entre accepter l’idée du loup et accepter de perdre 10, 20, 50 bêtes par an sans pouvoir rien y faire. Quand une attaque a lieu, c’est violent. Les brebis paniquent, certaines meurent d’épuisement en essayant de fuir, d’autres avortent. L’impact économique est réel, mais le choc émotionnel l’est tout autant.
On parle d’animaux qu’on a vu naître, qu’on a soignés, parfois baptisés. Pour un éleveur, une brebis morte égorgée, ce n’est pas qu’une perte de 200 euros. C’est un peu de soi qui part.
Et maintenant, on fait quoi ?
La question est sur toutes les lèvres. Augmenter les prélèvements autorisés ? Le plafond national est déjà relevé chaque année, mais les associations de protection de la nature veillent. Et elles ont raison de rappeler que l’espèce reste fragile à l’échelle européenne.
Mettre en place des zones où la cohabitation est tout simplement impossible ? C’est compliqué dans un département aussi vallonné, où les massifs forestiers se mêlent aux prairies.
Renforcer les indemnisations et simplifier les dossiers ? Beaucoup l’espèrent. Parce qu’aujourd’hui, prouver que c’est bien le loup et pas un chien errant, ça prend des semaines. Et pendant ce temps, les factures tombent.
Une cohabitation possible… mais à quelles conditions ?
Dans d’autres régions, on a appris à vivre avec. Dans les Alpes, certains éleveurs ont réussi à limiter les pertes à presque zéro grâce à une organisation sans faille : regroupement des troupeaux, plusieurs bergers, chiens nombreux et bien dressés, parcs de nuit systématiques.
Mais ça demande des moyens humains et financiers énormes. Et ça change profondément le métier. Est-ce qu’on veut que tous les éleveurs deviennent des gardiens de forteresse ? Est-ce que c’est ça, l’avenir du pastoralisme en France ?
Je ne prétends pas avoir la réponse. Ce que je sais, c’est que dans le Puy-de-Dôme, le sujet commence à travailler les esprits. Les discussions s’animent dans les coopératives, les groupes WhatsApp d’éleveurs s’agitent tard le soir, les réunions se multiplient.
Le loup est là. Il ne repartira pas. Reste à savoir si on va réussir à trouver un équilibre, ou si on va laisser la tension monter jusqu’à des décisions brutales, d’un côté comme de l’autre.
En attendant, chaque matin, des, des éleveurs du Puy-de-Dôme comptent leurs bêtes avec un peu plus d’angoisse qu’hier. Et chaque soir, ils ferment les parcs en espérant que la nuit sera calme.
Moi, je regarde les photos qu’on m’envoie. Et je me dis que la campagne française, telle qu’on l’imaginait, est en train de changer. Plus vite qu’on ne le pensait.
Et vous, dans votre région, avez-vous déjà croisé des traces du loup ? Comment vos éleveurs s’organisent-ils ? Les commentaires sont ouverts, je lirai tout.
