Il y a des chiffres qui tombent chaque année comme une sentence. 1082. C’est le nombre de loups estimé sur le territoire français à l’hiver 2024-2025. Soixante-neuf de plus qu’il y a douze mois. Pas de quoi sauter au plafond, ni pour les uns ni pour les autres, mais assez pour relancer la guerre froide qui oppose depuis trente ans protecteurs de la nature et éleveurs de montagne.
Je vis à deux pas des Alpes. Quand on entend un loup hurler la nuit, on se dit d’abord que c’est beau. Puis on pense aux brebis du voisin. Et là, ça l’est beaucoup moins.
Une population qui ne explose plus, mais qui ne recule pas non plus
Depuis 2018, la courbe s’est aplatie. On est loin des progressions à deux chiffres des années 2000-2015. L’estimation officielle donne aujourd’hui une fourchette entre 989 et 1 187 individus, avec une valeur moyenne à 1 082. En langage administratif, ça s’appelle une « stabilisation ».
En langage de terrain, ça veut surtout dire que le loup est désormais présent dans près de la moitié des départements français. Des Vosges à la Corse (oui, il y en a aussi en Corse maintenant), en passant par le Limousin ou le Puy-de-Dôme, plus personne ne peut dire « ça n’arrive qu’aux autres ».
« La stabilisation, c’est bien joli sur le papier, mais quand vous avez trois attaques en quinze jours, vous vous en fichez un peu des moyennes nationales. »
– Un éleveur des Alpes-de-Haute-Provence que j’ai croisé récemment
D’où viennent ces 1082 loups ?
Tout a commencé avec deux individus détectés en 1992 dans le Mercantour. Des migrants italiens, issus de la population des Apennins. Trente-trois ans plus tard, on compte une grosse centaine de meutes (ou « zones de présence permanente » dans le jargon officiel). Chaque meute fait entre 4 et 10 animaux. Faites le calcul.
Le loup avance d’environ 80 à 100 km par an quand rien ne le freine. Autoroutes, villes et zones agricoles intensives jouent le rôle de barrières naturelles. Résultat : il colonise d’abord les massifs montagneux, puis les plateaux calcaires, et maintenant les forêts de plaine.
- Alpes : environ 40 % de la population
- Massif central : 25 %
- Jura et Vosges : 15 %
- Pyrénées : quelques individus dispersés
- Autres régions (Bourgogne, Centre-Val de Loire, Grand Est…) : le reste, en progression constante
2026 : l’année où tout change… ou presque
L’annonce est tombée fin septembre. À partir de l’année prochaine, un éleveur pourra tirer sur un loup qui attaque son troupeau sans attendre l’autorisation préfectorale. Jusqu’ici, il fallait parfois des heures, voire une journée entière, pour obtenir le feu vert. Trop tard quand les brebis sont déjà éventrées.
Mais – parce qu’il y a toujours un « mais » – le plafond d’abattage reste fixé à 19 % de la population estimée après la saison de chasse. Soit environ 200 loups maximum pour 2026. Les syndicats agricoles ont immédiatement parlé de « poudre aux yeux ».
Franchement ? Je comprends les deux camps. D’un côté, tuer un animal strictement protégé depuis 1979 sans contrôle préalable, c’est une petite révolution. De l’autre, 19 %, ça veut dire qu’on peut prélever 205 loups et laisser la population repartir à la hausse l’année suivante. Biologiquement, le loup supporte jusqu’à 30-35 % de prélèvement sans déclin. On reste donc en zone de confort pour l’espèce.
Le coût humain et financier que personne ne veut voir
En 2024, plus de 12 000 animaux domestiques ont été tués ou blessés par des loups. Principalement des ovins, mais aussi des chèvres, des veaux, et même des chevaux dans certains cas. L’indemnisation existe, mais elle ne couvre jamais totalement le préjudice : perte de production laitière, avortements de stress, animaux disparus non retrouvés…
Un ami berger m’a confié l’été dernier : « On nous parle de cohabitation. Mais cohabiter, ça veut dire accepter de perdre 10, 20, parfois 50 bêtes par an. À la fin, soit tu arrêtes l’élevage en alpage, soit tu fermes la ferme. »
Et le pire, c’est le stress permanent. Les chiens de protection aboient toute la nuit. Les brebis ne prennent plus de poids. L’éleveur ne dort plus. J’ai vu des gens solides craquer en larmes devant un troupeau décimé.
Les solutions qui marchent… quand on les applique vraiment
Parce qu’il existe des moyens de limiter les dégâts. Chiens patous bien dressés, parcs de contention la nuit, regroupement des troupeaux, présence humaine renforcée… En Italie ou en Espagne, certaines zones affichent 80 à 90 % de protection avec ces méthodes.
En France ? On plafonne souvent à 50-60 %. Pourquoi ? Manque de formation, turnover des bergers, difficulté à trouver des chiens de qualité, et surtout : coût. Un bon patou, c’est 1 500 à 2 500 € plus la nourriture et les soins. Pour protéger 600 brebis, il en faut parfois huit ou dix.
- Regrouper les troupeaux la nuit (le plus efficace)
- Utiliser plusieurs chiens de protection bien socialisés
- Installer des parcs électrifiés mobiles
- Maintenir une présence humaine régulière
- Tirer en cas d’attaque répétée (dernier recours)
Mais appliquer tout ça demande du temps, de l’argent et de la motivation. Quand tu as déjà perdu la moitié de ton cheptel, tu n’as plus envie de jouer les héros de la cohabitation.
Et l’opinion publique dans tout ça ?
C’est peut-être le plus fascinant. En ville, le loup reste un animal totem, symbole de liberté et de nature sauvage. Sur les réseaux, les photos de loups font fondre tout le monde. En montagne, il est devenu l’ennemi numéro un.
Résultat : un dialogue de sourds. Les urbains accusent les ruraux d’être des tueurs. Les ruraux accusent les urbains de donner des leçons depuis leur canapé. Et au milieu, le loup continue tranquillement sa progression.
Personnellement, je trouve qu’on manque cruellement d’honnêteté intellectuelle des deux côtés. Non, le loup n’est pas en train de disparaître en France – il n’a jamais été aussi nombreux depuis deux siècles. Non, on ne va pas non plus l’éradiquer comme en 1930. La vérité, c’est qu’on cherche encore le point d’équilibre.
Vers une nouvelle étape en 2026 ?
L’assouplissement des tirs de défense va forcément faire parler. Certains y voient une porte ouverte au braconnage. D’autres une première victoire après des décennies de combat.
Ce qui est sûr, c’est que le sujet va continuer à nous déchirer. Parce qu’il touche à des choses profondes : notre rapport à la nature sauvage, la survie d’un mode de vie ancestral, la place de l’homme dans l’écosystème.
1082 loups aujourd’hui. Peut-être 1200 dans cinq ans. Ou 800 si la régulation devient plus efficace. Une chose est certaine : le grand méchant loup n’a pas fini de faire débat. Et nous non plus.
(Article rédigé à partir de données officielles et de nombreux témoignages recueillis sur le terrain ces dernières années. Les chiffres évoluent chaque hiver – je mettrai à jour dès la prochaine estimation.)
