Quand j’étais gosse, je regardais les coureurs cyclistes à la télé, chez un voisin qui bricolait des trucs incroyables. Je me disais qu’il avait peut-être inventé l’écran lui-même. Le cyclisme, c’était plus qu’un sport : c’était une épopée, une lutte contre le vent, la pente et soi-même. Cette image d’un coureur, seul face à la route, m’est restée. Et quand un cinéaste comme Luc Dardenne, maître du cinéma belge, parle de cyclisme, on tend l’oreille. Pourquoi ? Parce qu’il voit dans ces athlètes une fragilité bouleversante, un élan de liberté qui résonne avec son art.
Un Regard Unique sur le Cyclisme
Luc Dardenne, avec son frère Jean-Pierre, a marqué le cinéma mondial. Deux Palmes d’or, pour Rosetta (1999) et L’Enfant (2005), et récemment un prix du scénario à Cannes pour Jeunes Mères. Mais au-delà des projecteurs, Dardenne est un passionné de sport. Pas n’importe lequel : le cyclisme, ce sport où l’effort brut rencontre une poésie brute. Il compare les coureurs à des « brins d’herbe », fragiles face aux éléments, mais portés par une force intérieure. Cette vision, presque philosophique, donne une profondeur inattendue à un sport souvent réduit à ses performances.
Des Souvenirs d’Enfance à Eddy Merckx
Pour Dardenne, tout commence dans les années 60, en Belgique, patrie du vélo. Gamin, il pédale 9 km pour rejoindre le stade du Standard de Liège, où il joue en minimes. Le foot est son premier amour, mais le cyclisme s’invite vite, porté par une figure légendaire : Eddy Merckx. « Évidemment, à cause de Merckx », confie-t-il avec un sourire. Merckx, c’est plus qu’un champion. C’est un symbole, un charisme qui transcende les générations. Dardenne se souvient du Giro 1969, quand Merckx, accusé de dopage, pleure face à l’injustice. « Ce n’est pas possible », pensait-il alors, refusant de croire que son idole puisse tricher.
Merckx, c’était l’homme de la conciliation, de la paix. Il avait les jambes, le souffle, le charisme, tout.
– Un cinéaste belge passionné
Merckx n’était pas seulement un athlète. Il incarnait un idéal, une figure presque cinématographique. Dardenne le décrit comme « fort, beau, charismatique ». En 1972, il croise son idole par hasard, s’entraînant derrière un derny dans le Brabant wallon. Cette vision, fugace mais puissante, marque le jeune homme. Merckx, c’est l’échappée, la quête de liberté, mais aussi la discipline d’un entraînement quotidien. Une dualité qui fascine le cinéaste.
La Fragilité du Cycliste : Un Brin d’Herbe
Ce qui frappe dans les propos de Dardenne, c’est sa lecture du cyclisme comme un sport de vulnérabilité. Lors d’une expérience unique, il suit Liège-Bastogne-Liège depuis la voiture du directeur adjoint du Tour de France. Là, il découvre la réalité brute des coureurs. « Un corps de cycliste, c’est un brin d’herbe, très fragile », dit-il. Face aux crevasses, au vent, aux intempéries, le coureur slalome, « comme un pilote ». Cette fragilité, presque poétique, contraste avec la puissance des exploits. Les chutes, omniprésentes, sont une menace constante. « La chute, c’est la peur permanente », ajoute-t-il, évoquant une tension quasi dramatique.
J’ai repensé à cette image en regardant une étape récente du Tour de France. Les coureurs dévalent des pentes à 70 km/h, frôlant les barrières, jouant avec le danger. C’est beau, mais terrifiant. Dardenne a raison : il y a quelque chose de profondément humain dans cette fragilité, une vérité que son cinéma, ancré dans le réel, capture si bien.
L’Échappée : Une Métaphore de Liberté
Si la chute est la peur, l’échappée est la victoire. Pour Dardenne, c’est le moment où tout bascule. « Quelque chose se passe, une libération », explique-t-il. L’échappée, c’est le coureur qui s’extrait du peloton, qui défie la masse pour tracer sa route. Il cite l’exploit de Merckx au Tourmalet en 1969, parti seul à 140 km de l’arrivée. Ce moment, gravé dans l’histoire, incarne une quête de liberté, un élan qui transcende le sport.
Philosophiquement, l’échappée fascine. Pourquoi un coureur risque-t-il tout pour s’élancer seul ? C’est une question que je me pose souvent en regardant une course. Il y a une forme de courage, presque d’audace artistique, dans ce geste. Dardenne le compare à une évasion, un instant où l’effort devient une expression de soi. Cette idée résonne avec son cinéma, où les personnages, souvent marginaux, cherchent à s’affranchir de leurs chaînes.
- La chute : symbole de la fragilité humaine, un rappel des risques constants.
- L’échappée : une quête de liberté, un moment de grâce où tout semble possible.
- Le peloton : une métaphore de la société, où l’individu doit trouver sa place.
Cyclisme et Cinéma : Une Équipe en Mouvement
Dardenne établit un parallèle fascinant entre le cyclisme et le cinéma. Pour lui, un tournage ressemble à une course. Les répétitions, comme un entraînement, préparent les acteurs à « entrer dans la course ». Lors du tournage de Jeunes Mères, cinq semaines de répétitions ont façonné les scènes, ajustant décors et dialogues. « On malaxe la matière, le corps, la voix des acteurs », explique-t-il. Puis vient le moment du tournage, où tout repose sur la confiance et la concentration collective.
À la fin, quand on dit « coupez », on se regarde avec le sentiment d’avoir réussi un exploit sportif.
– Un cinéaste comparant tournage et course
Un plan-séquence de quatre minutes, c’est une performance d’équipe. Le caméraman, le perchman, le chef-électro, tous doivent être synchrones, comme un peloton qui roule à l’unisson. Cette comparaison est saisissante. Elle montre combien le cinéma, comme le cyclisme, est une affaire de collaboration et de précision. Et puis, il y a l’adrénaline. Dardenne avoue, avec un rire, que recevoir un prix à Cannes, c’est un peu comme gagner une étape : on dit qu’on n’est pas compétiteur, mais on savoure quand même.
Un Sport Populaire, un Art Accessible
Le cyclisme, pour Dardenne, c’est aussi un sport populaire. Il évoque les foules au bord des routes, soutenant le « gars du village » qu’il gagne ou qu’il perde. Ce lien avec le public rappelle le cinéma qu’il défend : un art qui parle à tous, qui touche les gens dans leur quotidien. Les courses traversent des lieux marqués par l’histoire, comme les banlieues industrielles de Liège, où l’effort des coureurs fait écho aux luttes des habitants.
Je trouve ça beau, cette idée que le cyclisme unit les gens. Sur le bord de la route, les inégalités s’effacent un instant. On vibre ensemble, on espère, on crie. C’est un moment de communion, comme lorsqu’un film touche une salle entière. Dardenne le dit mieux que moi : « Il faut des lieux où on se retrouve, sinon c’est la guerre. »
| Aspect | Cyclisme | Cinéma |
| Préparation | Entraînement rigoureux | Répétitions intensives |
| Performance | Course et effort collectif | Tournage et plan-séquence |
| Émotion | Chute et échappée | Drame et libération |
Les Héros d’Hier et d’Aujourd’hui
Dardenne ne s’arrête pas à Merckx. Il admire aussi les coureurs d’aujourd’hui, comme Remco Evenepoel, qu’il trouve talentueux mais moins charismatique. « Il est plus nerveux, fermé », note-t-il, attribuant cela aux chutes qui ont marqué sa carrière. C’est une observation fine, qui montre combien le cyclisme est aussi une affaire d’émotions. Les coureurs ne sont pas des machines : ils portent leurs cicatrices, visibles ou non.
En repensant à Evenepoel, je me demande si cette nervosité ne reflète pas notre époque. Les coureurs modernes semblent plus sous pression, entre attentes médiatiques et risques accrus. Pourtant, leur courage reste le même. Comme Dardenne, je vois dans ces athlètes une humanité qui touche, une fragilité qui rend leurs exploits encore plus grands.
Un Pont entre Sport et Art
Ce qui rend les réflexions de Dardenne si captivantes, c’est sa capacité à tisser des ponts entre le cyclisme et son art. Le sport, comme le cinéma, parle de l’humain. La chute, c’est la peur de l’échec ; l’échappée, c’est l’espoir de s’élever. Ces thèmes universels traversent ses films, où des personnages ordinaires luttent pour trouver leur place. Le cyclisme, avec ses héros fragiles, devient une métaphore de cette quête.
Et si le cyclisme était un film ? Pour Dardenne, Merckx serait le héros épique, Evenepoel le protagoniste tourmenté. Les routes sinueuses des Ardennes seraient le décor, et les spectateurs, au bord de la route, les témoins d’une histoire qui se réécrit chaque année. C’est peut-être ça, la magie du cyclisme : un récit sans fin, où chaque coureur ajoute son chapitre.
Luc Dardenne nous rappelle que le cyclisme, c’est plus qu’une course. C’est une aventure humaine, faite de fragilité, de courage et de liberté. En pédalant dans les traces de Merckx ou en suivant les jeunes talents d’aujourd’hui, il voit un miroir de son propre travail : raconter des histoires qui touchent, qui unissent, qui font vibrer. Et vous, la prochaine fois que vous regarderez une étape du Tour, penserez-vous à ce « brin d’herbe » qui défie la route ?
