Le froid pique un peu ce samedi matin, mais il en faut plus pour décourager Lucienne. À l’entrée du marché Paul Bert-Serpette, elle ajuste son manteau, serre la main de quelques habitués et file droit vers le stand familial. Cent ans au compteur, et toujours ce même rituel depuis trente ans. Franchement, qui dit mieux ?
Je l’ai croisée pour la première fois un jour de novembre où le thermomètre flirtait avec zéro. Pendant que la plupart des gens de son âge restent bien au chaud, elle, elle est là, à discuter prix, à raconter l’histoire d’une théière en argent ou d’un casque allemand rapporté du front. Et surtout, elle rit. Beaucoup. Comme si le temps, finalement, n’avait aucune prise sur elle.
Une centenaire qui refuse la retraite
Officiellement, Lucienne n’est plus « en activité » depuis belle lurette. Son fils Alain a repris le stand il y a déjà longtemps. Mais essayez donc de lui expliquer qu’à cent ans on reste chez soi à regarder la télé… Elle vous répondra probablement avec un petit sourire en coin : « Ici, je me sens bien. » Point final.
Et elle a raison. Parce que les Puces, ce n’est pas qu’un marché. C’est un village, une tribu, un théâtre permanent où chacun a son rôle. Lucienne, c’est un peu la grand-mère que tout le monde rêve d’avoir : elle connaît les histoires de chaque objet, se souvient du prénom des clients d’il y a quarante ans et n’hésite pas à remettre gentiment en place un jeune marchand qui oublie les « bonnes manières d’autrefois ».
Le stand familial, une histoire de transmission
Tout a commencé il y a une trentaine d’années. À l’époque, Lucienne et son mari décident de tenter l’aventure. Ils dénichent un emplacement au marché Paul Bert, commencent petit à petit, chinent le week-end, restaurent les meubles le soir. Rapidement, le virus les gagne. Les enfants grandissent entre les caisses et les vieux cadres dorés.
Aujourd’hui, c’est Alain qui tient la baraque. Mais Lucienne reste la mémoire vive. Elle sait exactement dans quelle caisse dormait tel lot acheté en 1998, se souvient du client qui avait hésité trois mois avant de craquer pour une lampe Jieldé, ou encore de cette fois où ils avaient trouvé une série de médailles de 14-18 dans un grenier de Normandie.
« Ma mère, c’est simple : elle connaît tout le monde et tout le monde la connaît. Les jeunes marchands viennent lui demander conseil, les vieux amis passent prendre le café. Elle est la colonne vertébrale du marché. »
Alain, son fils
Les Puces, plus qu’un métier : une passion qui tient debout
Quand on lui demande son secret de longévité, Lucienne hausse les épaules. Pas de recette miracle, pas de potion magique. Juste cette phrase, toujours la même : « J’aime ce que je fais. » Et ça change tout.
Les études le confirment d’ailleurs : les personnes qui restent actives intellectuellement et socialement après 80 ans ont souvent une espérance de vie plus longue et surtout une meilleure qualité de vie. Lucienne en est l’exemple parfait. Marcher dans les allées, soupeser un objet, négocier un prix, raconter une anecdote… Tout ça entretient le corps et l’esprit.
- Elle marche plusieurs kilomètres chaque week-end entre les différents marchés
- Elle discute avec des gens de tous âges et de tous horizons
- Elle manipule des objets, trie, range, porte parfois des petites caisses
- Elle rit, souvent, et ça, ça ne s’achète pas
Les objets militaires, sa grande spécialité
Sur le stand, on remarque tout de suite les casques à pointe, les ceinturons, les médailles. Lucienne a toujours eu un faible pour les objets liés aux deux guerres mondiales. Pas par goût de la guerre, bien au contraire. Mais parce que derrière chaque casque, il y a une histoire humaine.
Elle se souvient encore de ce vieux monsieur qui, les larmes aux yeux, avait reconnu le casque de son père porté sur le Chemin des Dames. Ou de cette dame qui cherchait depuis des années une photo de son grand-oncle disparu en 1944. Des moments forts, qui donnent du sens à des objets que certains jugent poussiéreux.
Et puis il y a cette anecdote qu’elle raconte souvent : un jour, un collectionneur allemand achète un casque prussien. Quelques semaines plus tard, il revient avec une lettre. Le casque appartenait à l’arrière-grand-père d’un voisin de village. Grâce à elle, deux familles séparées par l’Histoire se sont retrouvées. Des histoires comme celle-ci, elle en a des dizaines.
Une journée type à cent ans
7h30 : le réveil sonne (ou plutôt, elle est déjà debout depuis un moment)
8h15 : départ pour Saint-Ouen, souvent avec Alain qui passe la prendre
9h00 : installation du stand, café avec les voisins, premières blagues de la journée
Puis la journée défile : clients fidèles, touristes ébahis, jeunes qui découvrent les lieux, habitués qui passent juste pour dire bonjour. Entre deux ventes, elle s’assoit cinq minutes, grignote un croissant, et repart.
Vers 17h30-18h, quand le soleil commence à décliner, elle range avec Alain. Et là, vous la verrez peut-être faire quelque chose d’incroyable : porter une caisse plus lourde que ce qu’on imaginerait. Sans se plaindre. Avec le sourire.
Ce que Lucienne nous apprend, sans jamais le dire
À une époque où on parle sans cesse de bore-out, de burn-out, de quête de sens, Lucienne, elle, n’a jamais eu besoin de coach en développement personnel. Elle a simplement continué à faire ce qu’elle aime, entourée de gens qu’elle aime. C’est tout.
Et si le secret, finalement, était là ? Ne pas attendre la retraite pour vivre. Ne pas attendre d’avoir du temps pour faire ce qui nous fait vibrer. Lucienne n’a pas « pris sa retraite ». Elle a juste passé le relais, tout en continuant à être là. Parce que les Puces, c’est sa maison, sa famille élargie, son oxygène.
« Tant que je pourrai marcher jusqu’ici, je viendrai. Après, on verra. Mais pour l’instant, ça va très bien comme ça. »
Lucienne, avec son petit sourire espiègle
En repartant ce samedi-là, je me suis dit qu’on devrait tous avoir un endroit comme celui-ci. Un endroit où le temps n’a pas la même valeur, où les objets racontent des histoires, où une dame de cent ans vous remet les idées en place d’un regard malicieux.
Si vous passez un week-end aux Puces de Saint-Ouen, cherchez le stand avec les casques à pointe. Et si vous avez de la chance, vous croiserez Lucienne. Dites-lui bonjour de ma part. Elle vous répondra probablement : « Vous reviendrez, hein ? »
Et vous reviendrez. Forcément.
PS : Lucienne a fêté ses 100 ans récemment. Toute l’équipe du marché Paul Bert-Serpette lui a organisé une petite fête surprise. Elle a soufflé ses bougies entourée de trois générations de marchands. Et le lendemain matin ? Elle était là, comme d’habitude. À 9h pétantes.
