Il y a des moments où une ville entière retient son souffle. Hier, Marseille a vécu l’un de ces instants suspendus.
Le rond-point Claudie-Darcy, ce carrefour banal des quartiers nord que l’on traverse d’habitude sans même le remarquer, est devenu pendant quelques heures le cœur battant d’une douleur collective. Plus de six mille personnes, peut-être davantage, ont marché en silence, ou presque, pour dire adieu à Mehdi Kessaci, 20 ans, abattu dix jours plus tôt par deux hommes en moto. Un gamin sans histoire, disent ceux qui le connaissaient. Juste un jeune qui rentrait chez lui.
Une foule qui dépasse toutes les attentes
Personne n’avait vraiment prévu une telle affluence. Les organisateurs tablaient sur quelques centaines de proches, d’amis, de voisins. Et puis les réseaux sociaux ont pris le relais. En quelques jours, l’appel a tourné en boucle. Résultat : des familles entières, des retraités venus du Var, des étudiants, des éducateurs, des anonymes qui n’avaient jamais croisé Mehdi mais qui en avaient assez.
Quand la marche s’est ébranlée, vers 15 heures, on aurait dit que la ville s’était vidée pour converger ici. Des poussettes, des cannes, des t-shirts blancs frappés du visage de Mehdi. Et surtout cette mer de mains levées vers le ciel, ce geste spontané devenu le symbole de la journée.
Amine Kessaci, la voix qui porte la colère
Il a 22 ans, à peine plus vieux que son petit frère. Pourtant, quand Amine prend le micro, c’est une voix d’homme qui sort, cassée par le chagrin mais solide comme un roc.
« Vous êtes vivants, nous sommes vivants. Levons-nous, debout, debout, debout ! »
Il répète le mot « debout » comme on tape du poing sur la table. Pas une fois, pas deux fois, mais jusqu’à ce que la foule entière reprenne en chœur. À ce moment-là, on comprend que cette marche n’est pas seulement un hommage. C’est aussi un avertissement.
Amine Kessaci n’est pas un inconnu dans les quartiers nord. Écologiste, militant, il s’est fait un nom en dénonçant sans relâche le narcobanditisme qui gangrène sa ville. Hier, il n’a pas parlé comme un politique. Il a parlé comme un grand frère qui vient de perdre la chair de sa chair.
Une mère au bord de l’effondrement
Ouassila, la maman, avance soutenue par plusieurs personnes. Vêtue de blanc, le visage dévasté. Deux fois, la foule observe une minute de silence. Deux fois, elle s’effondre presque. On l’entend murmurer le prénom de son fils entre deux sanglots. Il y a des images qu’on n’oublie pas.
À un moment, elle parvient à saisir le micro. Sa voix tremble, mais elle tient bon :
« Mon fils n’avait rien à voir avec ça. Rien. Il était juste au mauvais endroit… »
Le silence qui suit est si dense qu’on entendrait une rose tomber par terre.
« Il faut couper la tête de ces mafias »
Cette phrase, elle revient dans toutes les bouches. Pas seulement celle des proches. Des retraités, des mères de famille, des jeunes qui n’ont pourtant jamais ouvert un journal. Tout le monde semble avoir compris la même chose : tant que les chefs seront intouchables, les soldats de 14-15 ans continueront à presser la détente pour quelques milliers d’euros.
On me glisse dans la foule :
« Les guetteurs, les petites mains, on les arrête. Mais ceux qui commandent ? Jamais. »
C’est une vieille dame qui dit ça. Elle a 82 ans, elle vient de Toulon exprès. Elle n’a pas peur des mots.
Le poids des chiffres derrière l’émotion
Parce qu’il ne faut pas se mentir : 2025 aura été une année particulièrement sanglante. Depuis janvier, on dépasse déjà la quarantaine de morts liés au trafic de stupéfiants dans la région. Des gamins de 15 ans qui tombent sous les kalachnikovs, des innocents pris dans des fusillades, des familles détruites.
Mehdi n’est pas le premier « dommage collatéral ». Il y a eu le petit Rayan à la Busserine, la jeune femme tuée dans un bar en septembre, et tant d’autres dont on oublie parfois le prénom.
- 2023 : 49 morts
- 2024 : 52 morts
- 2025 : déjà plus de 40 en novembre
Les chiffres font froid dans le dos. Et derrière chaque numéro, une mère qui pleure, un frère qui hurle sa rage.
Et maintenant ?
C’est la question que tout le monde se pose à la fin de la marche. Les fleurs déposées, les ballons blancs lâchés dans le ciel, les embrassades… Et après ?
Amine Kessaci, lui, a déjà sa réponse. Il promet que la lutte ne fait que commencer. Plus déterminé que jamais. Certains y voient une candidature future, d’autres simplement la voix d’une jeunesse qui refuse de baisser la tête.
Dans la foule, on entend aussi parler d’initiatives concrètes : collectifs de parents, renforcement des associations de quartier, pression sur les pouvoirs publics. Parce que tout le monde sait que les marches blanches, aussi belles et nécessaires soient-elles, ne suffisent plus.
Une ville qui se regarde enfin dans le miroir
Ce qui m’a marqué, au-delà de la tristesse, c’est cette unité rare. Hier, il n’y avait pas de quartiers nord contre centre-ville, pas de « eux » et « nous ». Il y avait juste des Marseillais, tous ensemble, face à la même barbarie.
Pour une fois, la cité phocéenne a montré son visage solidaire, celui qu’on célèbre dans les chansons mais qu’on voit trop rarement dans la vraie vie.
Et si c’était le début de quelque chose ? Si la mort absurde de Mehdi, au lieu de n’être qu’une énième victime, devenait le déclencheur d’un sursaut collectif ? Je ne sais pas. Mais quand six mille personnes lèvent la main en même temps en criant « debout », on se prend à y croire.
Repose en paix, Mehdi. Et merci d’avoir, malgré toi, réveillé ta ville.
(Article écrit après avoir passé l’après-midi parmi la foule. Certaines scènes et paroles resteront gravées longtemps.)
