Imaginez la scène : Verdun, novembre 2025, une pluie fine qui colle aux pavés, l’église Saint-Jean-Baptiste éclairée comme un vaisseau fantôme au milieu de la nuit. Une poignée de fidèles vient prier pour le maréchal Pétain. Dehors, quelques opposants, des huées, et soudain quelqu’un entonne Maréchal, nous voilà. Vous vous dites que c’est un vieux film d’archive ? Non, c’est bien l’actualité. Et elle fait mal.
Parce que Verdun, ce n’est pas n’importe quelle ville. C’est le lieu où la France a failli mourir en 1916, le symbole même de la résistance à l’envahisseur. Alors organiser ici, en 2025, une cérémonie en mémoire de l’homme qui a signé l’armistice avec Hitler, ça a forcément un goût de provocation.
Une messe qui met le feu aux poudres
Tout part d’une simple annonce : l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain (ADMP) obtient l’autorisation de faire célébrer une messe pour le repos de l’âme de Philippe Pétain le 15 novembre. Rien d’illégal en soi : prier pour un défunt, même controversé, relève de la liberté religieuse. Mais le lieu choisi et la date – proche du 11 novembre – font grincer des dents.
Le jour J, une trentaine de personnes se présentent. Parmi elles, Pierre-Nicolas Nups, figure connue des milieux nationalistes radicaux, ancien candidat du Parti de la France. Devant l’église, il interprète le fameux chant collaborationniste sous les sifflets. La préfecture avait pourtant limité l’accès au seul cercle des membres de l’association. Résultat : tension maximale.
« Sale maire gauchiste », « il a activé ses réseaux franc-maçons »… Les mots fusent sur les réseaux dans les heures qui suivent.
Samuel Hazard, maire divers gauche de Verdun, découvre ces accusations le lendemain matin. Pour lui, c’est la goutte d’eau. Il dépose plainte pour injure et diffamation publique. Son avocat est formel : ces propos dépassent largement la liberté d’expression.
Le révisionnisme en question
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Le président de l’ADMP, Jacques Boncompain, a tenu des propos qui font bondir : Pétain serait « le premier résistant de France » et aurait « sauvé » des juifs. Des déclarations qui flirtent dangereusement avec la contestation de crime contre l’humanité.
La procureure de Verdun a immédiatement ouvert une enquête. L’homme sera entendu fin novembre. On se souvient que la loi Gayssot de 1990 punit sévèrement ce type de discours. Et pourtant, chaque année ou presque, des nostalgiques tentent de réhabiliter le chef de Vichy.
Ce qui me frappe, c’est la persistance de ce mythe. Comment, quatre-vingts ans après, peut-on encore entendre que Pétain a « fait don de sa personne à la France » pour mieux que de Gaulle ? C’est comme si on effaçait d’un revers de main la réalité du régime de Vichy : lois antisémites dès octobre 1940, rafle du Vél’ d’Hiv, milice, STO…
L’Église dans la tourmente
Un autre aspect fascinant – et gênant – de cette histoire, c’est la position de l’Église catholique. Le prêtre qui a célébré la messe, l’abbé Gautier Luquin, l’a fait sur instruction directe de l’administrateur apostolique du diocèse. Autrement dit : l’évêque par intérim avait donné son feu vert.
Le diocèse a publié un communiqué clair : « La prière pour les défunts n’est en rien une prise de position politique. »
Techniquement, ils ont raison. Canoniquement, on peut prier pour n’importe quel baptisé. Mais dans les faits, accepter de célébrer une messe demandée par l’ADMP, c’est forcément s’exposer. Surtout à Verdun. Surtout en 2025.
J’ai discuté avec des catholiques pratiquants ces derniers jours. Beaucoup sont mal à l’aise. L’un d’eux me confiait : « On a déjà assez de mal à remplir les églises, si en plus on nous associe à l’extrême droite… »
Verdun, symbole sacrifié ?
Revenons au cœur du problème : le choix de Verdun. Pourquoi ici ? L’ADMP organise ces messes depuis des décennies, souvent à Paris ou à l’Île d’Yeu où Pétain est enterré. Venir à Verdun, c’est clairement un coup politique.
- Verdun = victoire de 1916 = armée française héroïque
- Pétain = vainqueur de Verdun en 1916
- Donc Pétain = héros éternel de la France
Le syllogisme est simpliste, mais il fonctionne auprès d’une certaine frange. Sauf qu’il oublie la suite : le même Pétain qui, en 1940, choisit la collaboration plutôt que le combat. Le même Pétain qui rencontre Hitler à Montoire. Le même Pétain condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi en 1945 (peine commuée en prison à vie).
Samuel Hazard l’a bien compris. En portant plainte, il ne défend pas seulement son honneur personnel. Il défend la mémoire de sa ville. « Verdun ne peut pas devenir le lieu de rendez-vous des nostalgiques de Vichy », a-t-il déclaré en substance.
Et maintenant ?
L’affaire est entre les mains de la justice. Deux procédures distinctes :
- La plainte du maire contre Pierre-Nicolas Nups et le Parti de la France pour injure et diffamation
- L’enquête pour contestation de crime contre l’humanité visant Jacques Boncompain
Dans les deux cas, les audiences risquent d’être tendues. Car au-delà des personnes, c’est tout un pan de l’histoire française qui va être remis sur la table. Et on sait à quel point ce sujet reste explosif.
Ce qui m’interpelle le plus, c’est la permanence de ces micro-événements. Tous les deux ou trois ans, une messe, une conférence ou commémoration fait resurgir le fantôme de Vichy. Comme si une partie de l’extrême droite avait besoin de ce carburant mémoriel pour exister.
En face, les institutions républicaines répondent systématiquement : interdictions préfectorales, plaintes, enquêtes. Un jeu du chat et de la souris qui dure depuis 1945. Et qui risque de durer encore longtemps.
Parce que tant qu’il y aura des gens pour chanter Maréchal, nous voilà sous les fenêtres d’une église, il y aura des Français pour se lever et dire non. Et c’est peut-être ça, finalement, la vraie victoire de Verdun.
Alors oui, l’histoire est complexe. Oui, Pétain a été un héros en 1916-1918. Mais non, cela n’efface pas 1940-1944. Et venir chanter sa gloire à Verdun en 2025, c’est non seulement une provocation, c’est une insulte à tous ceux qui sont morts pour que la France reste libre.
L’affaire n’est pas terminée. Elle ne fait que commencer. Et quelque part, c’est rassurant : cela signifie que la mémoire républicaine est encore vivante.
