Vous est-il déjà arrivé de commander un top à 4,99 € livré en dix jours et de vous dire, l’espace d’un instant, que quelque chose clochait terriblement dans ce modèle ? Et puis, le lendemain, de voir les mêmes fédérations qui hurlent au scandale… alors qu’elles vendent elles-mêmes des produits fabriqués à l’autre bout du monde ? C’est exactement ce sentiment de schizophrénie collective qu’a résumé, brut de décoffrage, un des plus grands patrons français cette semaine.
Le coup de sang qui a fait trembler la grande distribution
Il n’a pas mâché ses mots. Invité sur un plateau radio, le président du comité stratégique des centres E.Leclerc a balancé un franc « Je trouve ça con » à propos de la plainte déposée par douze organisations professionnelles contre le géant chinois de la mode ultra low-cost. Oui, con. Le mot est lâché, et il résonne encore dans les couloirs feutrés des fédérations patronales.
Ce qui rend la sortie encore plus savoureuse ? Le groupe E.Leclerc fait partie… de la fédération qui a signé la plainte. Autrement dit, on attaque en justice un concurrent tout en ayant dans ses rangs un adhérent majeur qui trouve l’opération ridicule. On croit rêver.
« À titre personnel, je trouve ça con au moment où Carrefour est en Chine, les Galeries Lafayette sont en Chine, toutes les grandes marques de luxe françaises sont en Chine… »
Michel-Édouard Leclerc, sans filtre
Shein, ce diable qui nous habille à moins de 10 €
Pour ceux qui auraient vécu dans une grotte ces quatre dernières années, un petit rappel s’impose. Shein, c’est cette plateforme qui inonde les réseaux sociaux de pub, propose 500 nouveaux modèles par jour, livre en Europe grâce à des astuces douanières bien rodées et casse les prix comme personne. Un t-shirt à 3 €, une robe à 8 €, des chaussures à 12 €… et tout ça avec l’air de rien.
Le modèle est brutalement efficace. Il repose sur une production express en Chine, des micro-commandes tests sur les réseaux, une logistique affûtée et, surtout, l’exploitation d’une faille douanière : les colis de moins de 150 € échappent à la TVA et aux droits de douane en Europe. Résultat ? Des prix imbattables et une croissance fulgurante.
- Plus de 6000 nouveaux articles mis en ligne chaque jour
- Une valorisation estimée à plus de 60 milliards de dollars
- Des centaines de millions de clients dans le monde
- Un chiffre d’affaires qui dépasserait déjà certaines grandes chaînes françaises
Évidemment, ça dérange. Et pas qu’un peu.
La plainte : concurrence déloyale ou protectionnisme déguisé ?
La semaine dernière, douze organisations – fédérations du textile, de la distribution, du prêt-à-porter – ont décidé de passer à l’attaque juridique. Le motif ? Concurrence déloyale. Elles reprochent à la plateforme asiatique de profiter d’avantages réglementaires indus, de contourner les normes environnementales et sociales européennes, et de pratiquer des prix qui ruinent les acteurs locaux.
Jusque-là, on pourrait se dire : légitime. Sauf que, comme le souligne avec une certaine jubilation le patron breton, la France entière courtise le marché chinois depuis des décennies. Nos enseignes y ouvrent des magasins en fanfare, nos marques de luxe y réalisent une part colossale de leur chiffre, nos dirigeants y font des courbettes à chaque visite officielle.
Et soudain, quand le flux s’inverse, on crie au loup ?
« C’est le bal des aveugles. Ce qui nous arrive aujourd’hui, c’est que d’autres pays prennent le lead dans les opérations commerciales. »
La formule est cinglante, mais elle touche juste. On a laissé entrer le loup dans la bergerie pendant des années, on a applaudi la mondialisation quand elle nous arrangeait, et maintenant qu’un acteur étranger domine un marché qu’on pensait acquis, on sort l’artillerie juridique.
L’hypocrisie a un prix… que nous payons tous
Ce qui est fascinant dans cette affaire, c’est le miroir qu’elle nous tend. Prenons un peu de hauteur.
Depuis vingt ans, la grande distribution française a bâti sa croissance sur l’importation massive de produits asiatiques. Jouets de Noël, décorations, textile basique, électronique grand public… tout ou presque vient du même continent. On a fermé les yeux sur les conditions de production, sur les normes environnementales, sur le bilan carbone, parce que ça permettait de proposer des « bonnes affaires » à nos clients.
Aujourd’hui, un nouvel acteur pousse la logique jusqu’au bout – sans boutique physique, sans intermédiaire, directement du fabricant au consommateur – et subitement, c’est le scandale.
Drôle de timing, non ?
Les politiques en embuscade : interdiction ou posture ?
Comme souvent en France, quand un sujet devient brûlant, les élus s’en mêlent. Une tribune signée par quatre-vingts députés a récemment réclamé rien moins que l’interdiction pure et simple de la plateforme sur le territoire national. Motifs invoqués : protection de l’environnement, santé publique, droits des travailleurs.
Des arguments recevables sur le papier. Sauf que, là encore, le diable est dans les détails.
- Pourquoi avoir attendu quatre ans pour réagir ?
- Pourquoi ne pas avoir fermé la faille douanière plus tôt ?
- Pourquoi continuer à signer des contrats juteux avec la Chine dans tous les autres secteurs ?
On a l’impression d’assister à une vaste opération de communication plus qu’à une vraie volonté politique. Un peu comme ces campagnes anti-Amazon il y a quelques années, qui se sont éteintes d’elles-mêmes une fois l’effet médiatique passé.
Et le consommateur dans tout ça ?
Il y a un grand absent dans ce débat : vous, moi, nous tous.
Car pendant que les fédérations s’écharpent et que les députés signent des tribunes, des millions de Françaises – et de plus en plus de Français – continuent de commander sur Shein. Pourquoi ? Parce que les prix sont imbattables, parce que l’offre est infinie, parce que, soyons honnêtes, beaucoup n’ont tout simplement plus les moyens de s’habiller autrement.
Dans un contexte d’inflation persistante, de pouvoir d’achat en berne, cette plateforme répond à un besoin réel. Le nier serait d’une grande malhonnêteté intellectuelle.
Alors oui, le modèle pose problème. Oui, il y a des questions éthiques, environnementales, sociales. Mais interdire ou attaquer en justice sans proposer d’alternative crédible, c’est prendre le risque de laisser des millions de consommateurs sur le carreau.
Vers une vraie régulation ou vers la guerre commerciale ?
La vraie question, celle qu’on élude soigneusement, c’est : comment réguler ces nouveaux géants du commerce sans tomber dans le protectionnisme bête et méchant ?
Quelques pistes existent pourtant :
- Fermer la faille douanière des petits colis (décision déjà prise au niveau européen pour 2028)
- Imposer la transparence sur l’empreinte carbone des produits
- Renforcer les contrôles sur les normes de sécurité et de composition
- Encourager les circuits courts et la production locale avec de vrais incitatifs
Mais cela demande du courage politique et une vision de long terme. Pas des effets d’annonce.
Le bal des aveugles : une expression qui résume tout
Revenons à cette formule magnifique : « C’est le bal des aveugles. »
Elle dit tout. Elle dit notre incapacité collective à anticiper, à réguler en amont, à penser le commerce mondial autrement que comme un jeu à somme nulle. Elle dit aussi que pendant qu’on se regarde le nombril, d’autres acteurs – chinois, turcs, indiens – prennent des parts de marché avec une efficacité redoutable.
Le patron d’E.Leclerc, en quelques phrases cash, a mis tout le monde face à ses contradictions. Et quelque part, il a raison : on ne peut pas à la fois vouloir vendre des Vuitton à Shanghai et interdire aux Chinois de nous vendre des t-shirts à 5 €.
La mondialisation, c’est un package. On la prend en entier, ou on assume d’en sortir. Mais faire les deux en même temps, c’est ce qui s’appelle, effectivement… un peu con.
À méditer.
