Vous êtes-vous déjà demandé ce qui pousse quelqu’un à risquer sa vie sur un bout de caoutchouc gonflable, en pleine nuit, au milieu d’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde ? Moi oui, souvent. Et chaque fois qu’un nouveau drame éclate dans la Manche, la même colère sourde remonte.
Le verdict est tombé hier à Paris. Huit hommes – des Afghans et des Kurdes irakiens – ont été condamnés à des peines allant de trois à quinze ans de prison ferme. Derrière ces chiffres, il y a sept vies perdues en août 2023 et soixante survivants qui porteront à jamais les stigmates de cette nuit-là.
Un verdict qui marque un tournant judiciaire
Ce n’est pas la première fois que des passeurs sont jugés en France pour des traversées mortelles. Mais rarement les peines ont été aussi lourdes. Les deux principaux organisateurs, deux Kurdes irakiens de 45 ans, ont écopé de 12 et 15 ans de réclusion criminelle, notamment pour homicides involontaires aggravés. Un message clair : la justice ne considère plus ces affaires comme de simples délits d’aide à l’entrée irrégulière.
La présidente du tribunal n’y est pas allée par quatre chemins :
« Vous avez tous créé les conditions conduisant aux décès des personnes qui se sont noyées et exposé les autres à un risque imminent de mort. »
Des mots qui résonnent particulièrement quand on sait que le pneumatique transportait 67 personnes – soit presque le double de sa capacité réelle.
Retour sur la nuit du drame
C’était la nuit du 11 au 12 août 2023. Plage de la Huchette, près de Calais. L’obscurité totale, quelques lampes frontales, des ordres chuchotés. Les migrants montent à bord dans un silence lourd d’espoir et de peur mêlés.
Le zodiac quitte le rivage. Tout se passe bien pendant un temps. Puis, en pleine mer, le moteur tousse, cale, redémarre difficilement. L’embarcation, déjà surchargée, commence à prendre l’eau. Panique. Des gens se lèvent. Le bateau chavire. En quelques minutes, c’est le chaos.
Sept personnes – toutes afghanes – ne remonteront pas à la surface. Les secours français et britanniques parviendront à sauver les soixante autres, souvent en hypothermie sévère. Des images qu’on préfère ne pas trop imaginer.
Qui sont ces passeurs condamnés ?
On a trop souvent l’image du passeur comme d’un monstre sans visage. La réalité est plus nuancée – et donc plus dérangeante.
Parmi les huit condamnés, il y a des profils très différents :
- Les deux « gros bonnets » du réseau, installés depuis longtemps, qui géraient l’argent et la logistique depuis des appartements en Allemagne ou en Belgique.
- Les « petites mains » recrutées sur place : chauffeurs, guetteurs, celui qui gonfle le bateau ou récupère les gilets de sauvetage usagés.
- Et puis ceux que j’appelle les « intermédiaires opportunistes », souvent d’anciens migrants eux-mêmes, qui se sont retrouvés à organiser une ou deux traversées pour payer leur propre passage ou renflouer leurs dettes.
L’un d’eux, âgé de seulement 23 ans, a écopé de trois ans. Difficile de ne pas se demander s’il était vraiment un criminel endurci ou juste un rouage remplaçable dans une machine bien plus grande que lui.
Le business juteux des small boats
Entre 2021 et 2024, le prix d’une place sur un zodiac est passé de 3 000 à parfois 8 000 euros par personne. Faites le calcul pour 67 passagers : on parle de plus de 300 000 euros pour une seule traversée. En cash. Sans facture.
C’est ça qui rend ce trafic si difficile à démanteler. L’argent est astronomique et circule en grande partie hors de tout circuit bancaire. Les réseaux s’adaptent plus vite que les forces de l’ordre : nouveaux téléphones à carte, nouvelles plages de départ, nouveaux itinéraires terrestres.
Et pendant ce temps, les candidats au départ continuent d’arriver. Parce que pour beaucoup, payer 6 000 euros reste moins cher et moins long que d’attendre des années une réponse à une demande d’asile dans un pays européen.
La relaxe qui interroge
Il y avait neuf accusés au départ. Le neuvième, un Soudanais originaire du Darfour, a été totalement relaxé. Pourquoi ? Parce que le tribunal a reconnu qu’il était avant tout une victime.
Rescapé du naufrage, il avait été placé dans le box aux côtés de ses propres passeurs parce qu’il avait tenu la barre quelques minutes – sous la menace, selon lui. Le parquet n’a pas réussi à prouver le contraire. Il est reparti libre, avec le statut de victime officiellement reconnu.
Cette décision, rare, rappelle une réalité qu’on oublie parfois : dans ces réseaux, la frontière entre bourreau et victime est parfois poreuse.
Et maintenant ?
Ces condamnations, aussi sévères soient-elles, ne vont pas arrêter les traversées. On le sait tous. Depuis janvier 2025, déjà plusieurs milliers de personnes ont tenté la traversée, et plusieurs nouveaux drames ont eu lieu.
Le problème est systémique. Il mêle guerres, pauvreté extrême, espoirs déçus d’asile, et une demande constante de main-d’œuvre non déclarée au Royaume-Uni. Tant que ces facteurs existeront, il y aura des passeurs pour en profiter.
Ce qui me frappe le plus, c’est qu’on parle toujours des migrants comme d’un flux anonyme. Mais derrière chaque traversée ratée, il y a des prénoms, des familles qui attendent des nouvelles, des enfants qui ne verront jamais leurs parents arriver.
Les huit hommes condamnés hier paieront pour leurs actes. C’est justice. Mais la vraie question reste entière : combien de temps encore allons-nous accepter que la Manche devienne un cimetière ?
(Article mis à jour le 18 novembre 2025 – environ 3200 mots)
