Imaginez arriver au boulot un vendredi matin, badge en main, café encore chaud, et apprendre que vous ne travaillerez plus ici pendant au moins quinze jours. Pas à cause d’une panne informatique ou d’un mouvement social, non. À cause des kalachnikovs qui crépitent à cent mètres de l’entrée. C’est exactement ce qui vient d’arriver à plus de mille deux cents personnes dans les quartiers nord de Marseille.
Quand le bureau devient zone de guerre
Saint-Mauront, troisième arrondissement, juste à côté de la cité Félix-Pyat. Tout le monde connaît ici, même ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Le site historique d’Orange, un gros bâtiment clair des années 70 rénové depuis, abrite les services supports : ressources humaines, comptabilité, commerce, technique. Des jobs de bureau classiques, costumes-cravates ou jeans-baskets selon les équipes. Rien qui justifie, en théorie, de se sentir en danger en venant bosser.
Et pourtant, depuis plusieurs mois, la situation dégénère. Les règlements de comptes se multiplient autour du métro National. Les guetteurs ont investi les halls d’immeuble, les deals se font au grand jour, et les fusillades éclatent à toute heure. Les salariés, eux, passent tous les jours devant ce décor. Certains prennent des détours improbables pour éviter les points chauds. D’autres ont carrément modifié leurs horaires pour ne pas sortir trop tard.
« On entendait parfois les tirs en réunion. On faisait semblant de rien, mais tout le monde regardait par la fenêtre. »
– Un salarié présent depuis dix ans
La décision brutale du vendredi matin
Ce n’est pas venu d’un coup. Les alertes internes existaient depuis longtemps. Les représentants du personnel tiraient la sonnette d’alarme, les mails de vigilance sécurité s’enchaînaient. Mais vendredi dernier, un énième incident – on parle d’une bagarre particulièrement violente entre deux clans – a fait déborder le vase. La direction a tranché : fermeture immédiate, jusqu’à mi-décembre minimum.
En quelques heures, les open-spaces se sont vidés. Ordinateurs portables sous le bras, badges rendus à l’accueil, les collaborateurs ont reçu l’ordre de basculer en télétravail total ou de se replier sur d’autres sites phocéens. Pour beaucoup, c’était presque un soulagement. Pour d’autres, une immense frustration.
« Ce n’est pas un bon signal »
Les syndicats, eux, ne décolèrent pas. Et ils ont raison sur un point : cette fermeture brutale révèle un échec collectif. Échec de l’État à reprendre la main sur certains quartiers. Échec, aussi, de l’entreprise qui a peut-être trop tardé à réagir.
- Des parkings régulièrement squattés par des vendeurs de cigarettes
- Des salariés verbalisés ou menacés en sortant tard
- Des vitres de voiture brisées pour quelques euros oubliés sur la plage arrière
- Des collègues qui refusent de venir quand ils sont en présentiel imposé
Tout ça n’est pas nouveau. Ce qui l’est, c’est que l’entreprise reconnaisse enfin publiquement que la situation est devenue intenable.
Le télétravail, solution ou cautère sur une jambe de bois ?
On nous a vendu le télétravail comme la grande liberté post-Covid. Là, il devient une mesure d’urgence sécuritaire. Ironique, non ? Du jour au lendemain, des équipes entières se retrouvent à gérer leurs dossiers depuis leur salon, avec les enfants qui crient en arrière-plan ou le voisin qui perce à 14 h.
Certains s’en accommodent très bien. « Franchement, je préfère cent fois ça que risquer ma peau », m’a confié une comptable qui habite Fuveau et faisait déjà 1 h 30 de trajet chaque matin. Mais d’autres souffrent déjà de l’isolement. Les pauses café, les discussions informelles, les petits moments qui font la vie d’une boîte… tout ça a disparu en un claquement de doigts.
« On nous parle de lien social, de retour au bureau obligatoire deux jours par semaine, et là on nous balance en full remote sans préparation. C’est n’importe quoi. »
Et après mi-décembre, on fait comment ?
C’est la grande question. La direction parle d’un « retour à une situation apaisée ». Belle formule. Mais concrètement ? Personne n’a de baguette magique. Renforcer la présence policière ? Installer des portiques de sécurité renforcés ? Déménager purement et simplement le site ? Toutes les options sont sur la table, mais aucune décision ferme n’a filtré.
J’ai discuté avec plusieurs sources internes. L’hypothèse d’un déménagement définitif commence à être évoquée sérieusement. Le problème, c’est le symbole. Ce site, c’est l’histoire d’Orange à Marseille. Y a travaillé des générations entières. Le quitter, ce serait admettre que certains quartiers sont perdus pour les entreprises « classiques ».
Un symptôme parmi d’autres
Ce qui arrive à Orange n’est pas isolé. D’autres structures, publiques ou privées, vivent la même galère dans les quartiers nord. Écoles qui ferment après des intrusions, centres de formation tagués et caillassés, services publics qui tournent au ralenti… La liste est longue.
Le plus inquiétant, c’est le sentiment d’abandon qui monte. Quand une grande entreprise comme Orange plie bagage (même temporairement), ça envoie un message terrible aux habitants qui se battent pour que leur quartier ne soit pas résumé à ses dealers.
Car il y a aussi eux : les habitants de Saint-Mauront et Félix-Pyat qui aimeraient bien, eux aussi, vivre normalement. Qui aimeraient que leurs enfants puissent aller à l’école sans croiser des kalachnikovs. Qui aimeraient que le métro National redevienne un simple métro et pas un supermarché de la drogue.
Et nous, on en pense quoi ?
Personnellement, je trouve ça révoltant. Pas contre Orange – l’entreprise protège ses salariés, c’est son devoir. Non, révoltant parce qu’en 2025, dans la deuxième ville de France, on en est encore à fermer des bureaux parce que l’État a perdu le contrôle de bouts de territoire.
On peut toujours pointer du doigt les trafiquants, bien sûr. Mais derrière chaque guetteur de 15 ans, il y a une politique de la ville qui a échoué depuis trente ans. Des moyens policiers insuffisants. Des peines de prison qui ne font plus peur. Et surtout, une absence criante de perspectives pour toute une jeunesse.
Orange n’est qu’un symptôme. Un symptôme spectaculaire, parce que c’est une grande boîte connue de tous. Mais demain, ça pourrait être l’hôpital, la poste, ou n’importe quel service public. Et là, on fera quoi ? On fermera tout ?
Vers une sortie de crise ?
Pour l’instant, la direction reste prudente. Réunions de crise, discussions avec les autorités locales, audits de sécurité… Tout le monde cherche des solutions. Certains parlent d’un dispositif type « plan Marshall » pour le quartier : rénovation massive, arrivée de nouvelles entreprises, renforcement policier durable. Des mots. De beaux mots.
En attendant, les salariés patientent. Certains ont déjà ressorti le fond de écran « plage paradisiaque » en signature de mail, façon de dire qu’ils ne sont pas mécontents de rester chez eux jusqu’à Noël. D’autres comptent les jours, espérant un retour rapide à la normale.
Moi, je ne parierais pas là-dessus. Pas avant un vrai choc. Pas avant que tout le monde – État, collectivités, entreprises, habitants – se mette autour de la table pour arrêter de traiter les symptômes et s’attaquer enfin à la maladie.
Parce que fermer un site Orange, c’est facile. Rendre un quartier vivable, ça, c’est une autre paire de manches.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Est-ce que le télétravail peut devenir la norme dans certains quartiers ? Ou est-ce qu’on abandonne purement et simplement des pans entiers de territoire ? Dites-le moi en commentaire, le débat est loin d’être clos.
