Il y a des phrases qui, une fois prononcées, font l’effet d’une gifle. Fin octobre, devant des étudiants, un haut responsable du cinéma français a jugé utile de préciser que Maria Schneider, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, n’avait « pas été abusée sexuellement ». Quelques semaines plus tard, la ministre de la Culture monte au créneau et parle de propos qui « préjudicient à l’image » de l’une des institutions les plus prestigieuses du pays. L’affaire est lancée, et elle nous ramène violemment à 1972, à une scène devenue mythique… et maudite.
Une polémique qui refuse de mourir
Franchement, on pouvait penser que le sujet était clos. Depuis 2016 et les révélations choc de Bernardo Bertolucci lui-même – oui, le réalisateur avait reconnu avoir orchestré la fameuse scène du beurre sans prévenir l’actrice pour capter une « vraie » humiliation –, le film traîne comme un boulet. Pourtant, il suffit d’une phrase, d’un enregistrement, pour que tout reparte. C’est presque fascinant de voir à quel point cette œuvre continue de hanter le débat public, plus de cinquante ans après.
Ce qui me frappe, c’est la violence du retour de flamme. On parle d’un homme qui, dans un cadre pédagogique, tente (maladroitement, c’est le moins qu’on puisse dire) de nuancer. Il s’appuie sur des déclarations anciennes de l’actrice elle-même. Mais en 2025, le contexte n’est plus le même. Le curseur a bougé. Ce qui pouvait passer pour une discussion historique il y a dix ans ressemble aujourd’hui à une provocation.
Que s’est-il réellement passé sur ce tournage ?
Allons-y franchement : la scène en question est insoutenable à revoir aujourd’hui. Marlon Brando, 48 ans, impose à une Maria Schneider de 20 ans une simulation de viol anal avec un morceau de beurre. Le plan n’était pas dans le scénario remis à l’actrice. Bertolucci et Brando en ont décidé ensemble le matin même. Objectif avoué plus tard par le réalisateur : filmer « la honte, pas le désir ».
« J’ai été un peu violée par Marlon et Bertolucci. »
– Maria Schneider, interview de 2007
Elle l’a répété à plusieurs reprises. Elle a pleuré. Elle a eu envie de tout arrêter. Elle n’a pas porté plainte – à l’époque, le concept même de consentement sur un plateau n’existait pratiquement pas –, mais elle a porté cette blessure toute sa vie. Elle est morte en 2011, à 58 ans, rongée par les addictions et la dépression. Difficile, dans ces conditions, de balayer la gravité d’un revers de main.
Les mots qui ont mis le feu aux poudres
Fin octobre, donc, le directeur général de la Cinémathèque française s’adresse à des étudiants. Selon l’enregistrement qui a fuité, il affirme que Maria Schneider a été « maltraitée », « utilisée », mais « pas abusée sexuellement » parce que, je cite, « c’est elle qui le dit » dans de anciennes interviews où elle précisait qu’il n’y avait pas eu pénétration réelle.
Sauf que. Sauf que le débat ne porte plus sur la pénétration physique depuis longtemps. Il porte sur le consentement. Sur la manipulation. Sur le fait de mettre une jeune femme de 20 ans dans une situation d’extrême vulnérabilité sans la prévenir, pour le « bien » de l’art. Le distinguo devient alors terriblement malvenu.
La réponse immédiate de Rachida Dati
La réaction de la ministre ne s’est pas fait attendre. Communiqué sec, ton sans appel : elle « condamne fermement » les propos, rappelle qu’ils n’engagent que leur auteur mais abîment l’image de l’institution, et demande au président Costa-Gavras et au conseil d’administration d’« examiner rapidement les mesures » nécessaires.
Traduction : ça sent le savon. Voire pire. On a déjà vu des têtes tomber pour moins que ça dans le climat actuel. Et la Cinémathèque, qui s’était déjà pris les pieds dans le tapis l’an dernier en programmant (puis déprogrammant) le film lors d’une rétrospective Brando, sait qu’elle marche sur des œufs.
Un déjà-vu douloureux pour la Cinémathèque
Rappel des faits : fin 2024, l’institution annonce la projection du Dernier Tango dans un cycle Marlon Brando. Tollé immédiat des associations féministes. Projection annulée dans la foulée. Un mois plus tard, Costa-Gavras se retrouve devant une commission parlementaire sur les violences sexuelles dans le milieu du cinéma. Il présente ses excuses, reconnaît qu’un accompagnement critique aurait été nécessaire.
Aujourd’hui, rebelote. Même film, même malaise. Sauf que cette fois, c’est un responsable de l’institution lui-même qui met les pieds dans le plat. Difficile de faire pire en termes de communication de crise.
Pourquoi cette affaire nous obsède encore
Parce qu’elle touche à tout ce que le mouvement #MeToo a mis en lumière : le pouvoir, l’abus de pouvoir, le silence des victimes, la sacralisation de l’auteur au détriment de l’humain. Le Dernier Tango à Paris est devenu l’exemple parfait du « génie » qui justifie tout, y compris l’inacceptable.
- Un réalisateur star qui décide qu’une humiliation « authentique » vaut mieux qu’une scène jouée
- Un acteur légendaire qui accepte le jeu sans se poser de questions
- Une jeune actrice qui n’a pas les armes pour dire non
- Un système qui ferme les yeux parce que « c’est du cinéma »
C’est un cas d’école. Et c’est pour ça qu’on ne parvient pas à tourner la page.
Les nuances qu’on oublie parfois
Attention, je ne défends personne ici. Mais il faut aussi rappeler que Maria Schneider elle-même, dans certaines interviews plus tardives, a nuancé. Elle a dit qu’elle ne regrettait pas le film en tant que tel, qu’elle était fière d’y avoir participé, qu’elle avait conscience d’avoir marqué l’histoire du cinéma. Elle a aussi pointé du doigt la presse, les producteurs, le milieu tout entier.
Est-ce que ça excuse quoi que ce soit ? Non. Est-ce que ça rend le débat plus complexe qu’un simple « c’était un viol » ou « ce n’était rien » ? Clairement oui. Et c’est peut-être là que le bât blesse : on veut des réponses binaires à des traumatismes gris.
Et maintenant ?
La Cinémathèque n’a pas encore réagi officiellement. Son directeur non plus. On imagine les réunions de crise, les communiqués en préparation, les avocats qui planchent. Va-t-on vers une sanction ? Une mise à pied ? Une démission ? Difficile à dire.
Ce qui est sûr, c’est que cette affaire dit beaucoup de notre époque. On ne regarde plus les mêmes films avec les mêmes yeux. Et tant mieux. Mais elle pose aussi la question de la liberté d’expression dans les institutions culturelles : jusqu’où peut-on débattre, nuancer, contextualiser, sans se faire accusé de minimiser ?
Une chose est certaine : le Dernier Tango à Paris ne finira jamais vraiment dans les archives. Il continuera de nous hanter, de nous diviser, de nous forcer à regarder en face ce que le cinéma a parfois été capable d’accepter au nom de l’Art avec un grand A.
Et Maria Schneider, où qu’elle soit, mérite qu’on se souvienne d’abord d’elle comme d’une immense actrice. Pas seulement comme d’une victime.
