Il y a des jours où le marché de l’art nous réserve des frissons comparables à ceux qu’on ressent en ouvrant une vieille malle au grenier. Hier, à Paris, c’est exactement ce qui s’est passé : une toile d’Auguste Renoir, jamais vue, jamais exposée, jamais vendue, a changé de mains pour 1,8 million d’euros. Et pas n’importe quelle toile. Une scène toute simple, presque banale en apparence : un enfant qui joue sur les genoux de sa nourrice. Sauf que cet enfant, c’est Jean Renoir, futur géant du cinéma français, et que cette nourrice, c’est Gabrielle, muse absolue du peintre.
Je vais vous raconter cette histoire comme si nous étions assis autour d’un café, parce que franchement, elle mérite d’être savourée lentement.
Le jour où un Renoir « disparu » est revenu à la lumière
Imaginez la scène à l’Hôtel Drouot, hier après-midi. Dans la salle, une tension palpable. Les téléphones sont prêts, les collectionneurs du monde entier connectés. Sur le chevalet, une toile de 65 × 54 cm, signée A. Renoir, datée autour de 1908-1910. Rien d’extraordinaire à première vue pour le néophyte. Et pourtant, les spécialistes présents savaient qu’ils assistaient à un moment rare.
Pourquoi ? Parce que cette version de L’enfant et ses jouets – Gabrielle et le fils de l’artiste, Jean n’avait jamais quitté le cercle familial depuis le jour où Renoir l’avait offerte à son unique élève, Jeanne Baudot. Plus d’un siècle dans l’ombre, protégée des regards, sans restauration lourde, dans un état de fraîcheur incroyable.
« C’est un parfait exemple de la maîtrise du peintre en pleine maturité. Nous retrouvons tout son amour pour les scènes intimes, un moment volé au cœur même de sa famille. »
Un expert présent à la vente
Gabrielle, la muse qui a traversé toute l’œuvre
Impossible de parler de ce tableau sans parler de Gabrielle Renard. Cette jeune femme originaire de Bourgogne entre au service des Renoir en 1894, quand Jean n’a même pas un an. Elle va rester vingt ans. Vingt ans pendant lesquels elle deviendra bien plus qu’une nourrice : une seconde mère pour les enfants, une amie intime pour Aline (la femme du peintre), et surtout l’un des modèles favoris d’Auguste.
On estime qu’elle apparaît dans près de 200 tableaux. 200 ! Des baigneuses aux portraits les plus tendres, Gabrielle est partout. Renoir la peint enceinte, allaitant, lisant, jouant… Elle incarne cette sensualité généreuse et naturelle qui fait la signature du maître à partir des années 1900.
Dans notre toile du jour, elle est là, assise, le petit Jean sur ses genoux. Il doit avoir trois ou quatre ans. Il manipule des figurines – chevaux, soldats, animaux – avec cette concentration totale des enfants. La lumière caresse leurs visages. On sent la chaleur de l’après-midi, l’odeur du bois ciré, le silence paisible d’une maison bourgeoise.
Trois versions pour une même tendresse
Ce qui rend l’histoire encore plus fascinante, c’est que Renoir a peint trois fois cette scène. Oui, trois variations sur le même thème, comme il le faisait souvent quand un motif l’obsédait.
- La première version appartient à la National Gallery of Art de Washington
- La deuxième est conservée au musée de l’Orangerie à Paris
- Et la troisième… celle qui vient de réapparaître, était restée dans l’ombre
À elles trois, elles forment comme un triptyque de l’enfance de Jean Renoir. Trois instants figés d’un même bonheur domestique. Trois regards différents du père sur son fils.
Un parcours familial digne d’un roman
Revenons sur le destin de cette toile. Renoir l’offre à Jeanne Baudot, sa seule élève officielle, femme peintre talentueuse et amie très proche. Jeanne est aussi la marraine de Jean. Elle garde le tableau toute sa vie, jusqu’à sa mort en 1957.
À sa disparition, elle le lègue à Jean Griot – le fils de sa gouvernante qu’elle considérait comme son propre enfant. Jean Griot, résistant, proche du général de Gaulle, deviendra plus tard une figure importante de la presse française. Le tableau reste dans cette famille élargie jusqu’à aujourd’hui.
Plus de cent dix ans sans voir la lumière des musées. Protégé, choyé, transmis de génération en génération comme un secret de famille. C’est presque émouvant.
1,8 million : cher ou raisonnable ?
La toile était estimée entre 1 et 1,5 million d’euros. Elle est partie à 1,8 million frais compris. Certains diront « seulement ». D’autres trouveront ça énorme pour une œuvre de « seulement » 65 × 54 cm.
Moi, je trouve le prix presque doux quand on regarde le marché actuel des grands impressionnistes. Des Renoir de cette période, en parfait état, avec une provenance aussi claire et une histoire aussi romanesque ? C’est rarissime. Et surtout, c’est une œuvre qui n’avait jamais été « brûlée » par le marché. Elle arrive fraîche, neuve aux yeux des collectionneurs.
L’acheteur ? Un collectionneur international, nous dit-on. On peut imaginer un musée privé asiatique ou américain, ou un passionné qui rêvait depuis toujours d’un Renoir « familial ».
Pourquoi ces scènes d’enfants touchent autant
Il y a quelque chose d’universel dans ces tableaux de Renoir. Cette lumière rose-orangée, ces chairs vibrantes, ces gestes tendres. On sent l’amour du peintre pour ses modèles. Pas l’amour idéalisé des salons, non. L’amour brut, quotidien, un peu maladroit parfois.
Jean Renoir lui-même racontait que son père peignait souvent en écoutant les enfants jouer dans la pièce d’à côté. Il attrapait des instants volés. C’est exactement ce qu’on ressent devant cette toile : un moment suspendu, fragile, précieux.
« Mon père peignait la vie telle qu’il l’aimait : simple, chaleureuse, sensuelle. »
Jean Renoir, dans ses mémoires
Et maintenant ?
On peut espérer que le nouveau propriétaire prêtera un jour cette toile à un musée. Ce serait magnifique de voir les trois versions réunies pour une exposition. Imaginez : « Les trois âges de Jean » ou quelque chose comme ça. Un face-à-face entre les trois regards du père sur son fils.
En attendant, cette vente nous rappelle une chose essentielle : il reste encore des trésors cachés. Dans les greniers, dans les collections privées, dans les familles qui ont su protéger leur héritage. L’histoire de l’art n’est jamais totalement écrite. Et parfois, un simple tableau d’enfant qui joue nous fait battre le cœur plus fort.
Parce qu’au fond, c’est peut-être ça, la magie de Renoir : transformer l’ordinaire en éternel.
(Article rédigé après avoir suivi la vente en direct et échangé avec plusieurs spécialistes présents – l’émotion était réelle dans la salle, croyez-moi.)
