Vous est-il déjà arrivé de passer devant une silhouette dans la rue, tard le soir, et de détourner le regard presque par réflexe ? Moi oui, trop souvent. Et pourtant, derrière ces silhouettes, il y a des femmes, des hommes, des personnes trans qui portent des blessures qu’on imagine à peine. Une étude toute récente vient de mettre des chiffres précis sur ce que certains soupçonnaient depuis longtemps : la santé des personnes prostituées en France est, pour reprendre les termes des chercheurs, alarmant.
Je ne vais pas vous assommer tout de suite avec des statistiques. D’abord parce que les chiffres, quand ils sont trop brutaux, on a tendance à les zapper. Ensuite parce que derrière chaque pourcentage il y a un visage, une histoire, une vie abîmée. Mais ces chiffres, on va quand même devoir les regarder en face, parce qu’ils crient une vérité qu’on a trop longtemps étouffée.
Un état de santé physique et mentale ravagé
Près de 260 personnes ont accepté de répondre à des questions extrêmement intimes. La très grande majorité sont des femmes, beaucoup viennent d’ailleurs, presque toutes parlent de violences. Et quand je dis « presque toutes », c’est 95 % qui déclarent avoir subi au moins une forme de violence au cours de leur parcours.
Mais creusons un peu.
Des violences d’une extrême banalité
85 % disent avoir été forcées à des actes sexuels par un client au moins une fois. Vous avez bien lu : quatre personnes sur cinq. Et pour deux tiers d’entre elles, ce sont aussi les proxénètes qui les ont contraintes, parfois physiquement, à accepter des pratiques contre leur volonté.
« J’ai fini par ne plus sentir mon corps, comme si ce n’était plus le mien »
– Témoignage recueilli lors de l’étude
Ce genre de phrase, on la retrouve souvent quand on parle de dissociation traumatique. Le cerveau, pour survivre, se déconnecte. Et ça laisse des traces indélébiles.
Un stress post-traumatique massif
62,5 % des personnes interrogées présentent des symptômes de stress post-traumatique. Pour comparaison, dans la population générale, on est entre 5 et 12 %. Même chez les militaires revenus de zones de guerre, on tourne autour de 25 %. Autant dire que la prostitution, pour beaucoup, c’est une guerre quotidienne.
- La moitié souffre de troubles dépressifs sévères
- 72 % cumulent troubles du sommeil et troubles alimentaires
- 68 % déclarent entre un et six problèmes de santé chronique (hypertension, diabète, infections urinaires récurrentes…)
Et pourtant, quand on parle santé des personnes prostituées, on réduit trop souvent le débat aux IST et au préservatif. Comme si le reste n’existait pas.
La santé sexuelle, un sujet à part… mais pas seulement
66 % se font dépister régulièrement, ce qui est déjà mieux que ce qu’on imagine parfois. Mais 59 % ont eu recours à au moins une IVG – contre 22 % dans le reste de la population féminine. Et 27 % des personnes interrogées ont subi une excision, ce qui montre à quel point les parcours migratoires et les vulnérabilités s’entremêlent.
Ce qui frappe aussi, c’est la faible consommation déclarée de drogues dures (seulement 5,5 % hors tabac, alcool, cannabis). Contrairement à l’image d’Épinal, beaucoup tiennent grâce à une discipline de fer… ou parce qu’elles n’ont tout simplement pas les moyens de s’effondrer complètement.
L’accès aux soins : un vrai parcours du combattant
96 % des personnes interrogées sont nées à l’étranger. Barrière de la langue, méfiance envers les institutions, honte, peur d’être jugées… Tout concourt à les tenir éloignées des cabinets médicaux.
Et quand elles osent pousser la porte, c’est parfois pour essuyer des réflexions ou des attitudes qui les renvoient direct dans leur silence. Une femme racontait récemment avoir caché pendant des années son passé à son endocrinologue, alors qu’elle souffrait de troubles directement liés à cette période.
« J’avais trop peur qu’il me regarde autrement. Alors je me taisais, et je payais le prix tous les jours. »
Ce que l’étude préconise (et pourquoi c’est urgent)
Les chercheurs et les associations ne se contentent pas de dresser un constat. Ils proposent des pistes concrètes :
- Former massivement les professionnels de santé aux conséquences traumatiques de la prostitution
- Faire respecter l’Aide Médicale d’État (AME) qui est encore trop souvent refusée
- Développer les centres spécialisés en psychotraumatisme
- Augmenter le nombre de psychologues et psychiatres accessibles sans rendez-vous
- Mettre en place des consultations mobiles ou dans les lieux d’accueil associatifs
Parce que oui, on peut accompagner mieux. On peut détecter plus tôt. On peut éviter que certaines se retrouvent à l’hôpital en crise aiguë après des années de silence.
Et nous, dans tout ça ?
J’ai écrit cet article un peu le cœur serré, je l’avoue. Parce que lire ces chiffres, c’est une chose. Mais imaginer la solitude, la douleur physique et psychique qui vont avec, c’en est une autre.
On peut continuer à détourner le regard. Ou on peut décider, collectivement, que ces vies-là aussi méritent qu’on s’y intéresse vraiment. Pas avec pitié. Avec humanité et détermination.
La prostitution n’est pas un métier comme les autres. Elle détruit, lentement mais sûrement. Et tant qu’on refusera de voir l’ampleur des dégâts, on continuera à produire de nouvelles victimes.
Alors la prochaine fois que vous croiserez une silhouette dans la nuit, peut-être que vous penserez à ces chiffres. Et peut-être que, comme moi, vous vous direz qu’il est temps que ça change.
(Article rédigé à partir d’une étude scientifique récente menée auprès de 258 personnes en situation de prostitution ou l’ayant été. Les témoignages sont anonymisés ou reformulés pour préserver l’intimité des personnes.)
