Imaginez : quarante librairies indépendantes partout dans Paris qui attendent une bouffée d’oxygène financière, 480 000 euros au total, de quoi payer le loyer, renouveler le stock, organiser des rencontres d’auteurs. Et paf, tout tombe à l’eau à cause d’un seul livre vendu dans une seule d’entre elles. C’est exactement ce qui s’est passé il y a quelques jours au Conseil de Paris. Franchement, on se croirait dans un mauvais scénario de série politique.
Quand un livre fait exploser une subvention culturelle
Le principe était pourtant simple et plutôt généreux. La mairie voulait répartir 480 000 euros entre quarante librairies indépendantes, soit environ 12 000 euros en moyenne par enseigne. Une aide reconductible, votée chaque année sans histoire particulière… jusqu’à maintenant.
Cette fois, l’opposition de droite a tout bloqué. Motif ? La présence parmi les bénéficiaires de la librairie Violette and Co, située dans le 11e arrondissement et connue pour son rayon féministe et queer. Le problème ne vient pas de l’orientation éditoriale globale, mais d’un ouvrage précis sur la Palestine que certains élus estiment franchement antisémite.
Du coup, plutôt que de retirer uniquement cette librairie de la liste (ce qui aurait été techniquement possible), la droite a préféré faire sauter toute la délibération. Conséquence : zéro euro pour personne. Les 39 autres librairies, qui n’ont pourtant rien à voir avec l’affaire, se retrouvent prises en otage.
Le livre qui a mis le feu aux poudres
Alors, c’est quoi ce fameux livre ? Il s’agit d’un essai critique sur la situation en Palestine qui, selon les élus de l’opposition, franchit la ligne rouge en tenant des propos jugés antisémites. Le titre exact n’a pas été cité publiquement à chaque intervention, mais le message est clair : pour la droite parisienne, accorder de l’argent public à une librairie qui vend ce type d’ouvrage revient à cautionner indirectement ces idées.
« On ne peut pas financer avec l’argent des Parisiens des structures qui diffusent des écrits antisémites », a tonné un élu d’opposition pendant la séance.
Côté majorité, on crie à la censure et au règlement de comptes politique. L’adjointe à la culture a rappelé que la Ville n’a jamais contrôlé les rayons des librairies bénéficiaires jusque-là. Et que, de toute façon, un livre présent dans une librairie indépendante ne signifie pas que la mairie en fait la promotion.
Une vieille querelle qui resurgit sans cesse
Ce n’est pas la première fois que Violette and Co se retrouve dans l’œil du cyclone. La librairie, créée en 2004, s’est toujours positionnée comme un espace militant féministe et lesbien. Elle a déjà été accusée par le passé de proposer des ouvrages radicaux, parfois jugés transphobes par une partie de la gauche, parfois antisémites par une partie de la droite. Bref, elle cristallise les tensions idéologiques comme peu d’endroits à Paris.
Moi, ce qui me frappe, c’est la violence du procédé. Plutôt que de débattre calmement du livre en question ou de proposer un amendement excluant uniquement cette librairie, on préfère tout envoyer valser. C’est un peu comme brûler une bibliothèque entière parce qu’on n’aime pas un seul rayon.
Les libraires indépendants, grands perdants collatéraux
Pendant ce temps, qui trinque vraiment ? Les petites librairies de quartier qui luttent déjà pour survivre face aux géants du net et aux grosses chaînes. Celles du 5e, du 18e, du 20e… qui n’ont strictement rien à voir avec cette polémique.
- 12 000 euros, ça représente parfois plusieurs mois de loyer dans certains arrondissements.
- C’est aussi la possibilité d’embaucher un apprenti ou de rénover la vitrine.
- C’est enfin un signal fort : la Ville soutient la bibliodiversité.
Maintenant, tout est gelé. Certaines libraires confient déjà leur inquiétude : sans cette aide annuelle, 2026 risque d’être compliqué.
Entre censure et responsabilité : où est la limite ?
La question de fond est sacrément épineuse. D’un côté, personne ne veut que l’argent public finance, même indirectement, des discours de haine. De l’autre, contrôler le contenu de chaque rayon de chaque librairie bénéficiaire ouvrirait la porte à tous les abus. Demain, on retire une subvention parce qu’une librairie vend un livre climatosceptique ? Un essai anti-vaccin ? Un pamphlet d’extrême droite ou d’extrême gauche ?
J’ai discuté avec plusieurs libraires ces derniers jours (anonymement, ils ont peur des représailles). Beaucoup disent la même chose : « On n’est pas des militants, on est des passeurs de livres. On vend aussi bien Virginie Despentes que Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut que Édouard Louis. On ne cautionne pas tout, on propose tout. »
Et maintenant, quelles solutions sur la table ?
La délibération pourrait revenir au prochain conseil, en décembre ou en janvier. Plusieurs scénarios circulent :
- Retirer Violette and Co de la liste et voter le reste (solution pragmatique mais qui valide le principe de censure).
- Faire voter la subvention en l’état et assumer le choix politique (solution de principe mais risquée électoralement).
- Créer deux enveloppes distinctes à l’avenir : une pour les librairies « généralistes », une pour les librairies « militantes » avec des critères plus stricts (solution bureaucratique qui fait grincer des dents).
Pour l’instant, rien n’est tranché. La maire de Paris et ses adjoints répètent qu’ils ne céderont pas au chantage. L’opposition, elle, campe sur ses positions et promet de revoter contre tant que le « problème » ne sera pas réglé.
Un symptôme d’une société qui ne supporte plus le débat
Ce qui me choque le plus, au-delà de l’argent bloqué, c’est la façon dont on règle les désaccords aujourd’hui. Plus de débat nuancé, plus de proportionnalité : on prend un marteau-pilon pour écraser une mouche. Un livre pose problème ? On punit quarante commerces. C’est efficace, certes. Mais c’est surtout terrifiant.
Les librairies indépendantes sont parmi les derniers endroits où l’on peut encore trouver des idées qui dérangent, des points de vue minoritaires, des textes qu’on ne verra jamais en tête de gondole chez les grands distributeurs. Si on commence à leur mettre la pression financière dès qu’un rayon gêne quelqu’un, on va vers une uniformisation culturelle inquiétante.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Jusqu’où une collectivité peut-elle aller dans le contrôle du contenu culturel qu’elle finance indirectement ? La liberté d’expression a-t-elle encore sa place dans les rayons d’une librairie subventionnée ? Le débat est loin d’être clos, et c’est peut-être la seule bonne nouvelle dans cette histoire.
En attendant, quarante libraires parisiens regardent leur compte en banque avec angoisse. Et nous, lecteurs, on se demande si on pourra encore pousser la porte de notre librairie préférée l’année prochaine. Parce que derrière les grandes déclarations politiques, il y a des emplois, des passions, une certaine idée de la culture. Et ça, ça ne devrait jamais être négociable.
