Il y a des matins où ouvrir sa boîte aux lettres change tout. À Taipei, ces dernières semaines, des milliers d’habitants ont découvert un petit livret orange glissé sous leur porte. Trente-deux pages seulement, mais un poids énorme. Parce qu’il ne parle pas seulement de typhons ou de séismes – choses que les Taïwanais connaissent par cœur – mais aussi, sans détour, d’une possible « attaque ennemie » venue de l’autre côté du détroit.
Je ne vais pas vous mentir : quand j’ai vu les photos de ce document circuler, j’ai eu un frisson. Pas parce que l’idée est folle – on sait tous que les tensions sont au plus haut – mais parce qu’elle est devenue tellement concrète qu’on en distribue désormais la notice d’utilisation à domicile.
Un livret qui ne tourne pas autour du pot
Le titre est simple : « En cas de crise ». Mais dès les premières pages, on comprend que le mot « crise » a plusieurs visages. Il y a le typhon qui coupe l’électricité pendant trois jours, bien sûr. Et puis il y a le soldat dessiné avec l’étoile rouge sur le casque, histoire que personne ne se méprenne sur qui est l’« ennemi » désigné.
Le gouvernement a décidé de parler vrai. Plus de langue de bois diplomatique. On vous explique comment remplir un sac d’urgence en moins de cinq minutes, où courir quand les sirènes hurlent, comment repérer les fausses informations qui diront que « tout est fini » alors que l’armée résiste encore. C’est brutal, presque trop direct. Et pourtant, d’une certaine manière, ça soulage.
Ce que contient vraiment le guide
Concrètement, le livret est découpé en chapitres très pratiques. Rien de théorique, tout est pensé pour être utilisé dans l’urgence :
- Préparer un « sac pour partir » avec eau, nourriture, radio à manivelle, photocopies de passeport
- Reconnaître le son des différentes alertes aériennes (oui, il y en a plusieurs)
- Trouver les abris anti-bombes les plus proches (la carte est fournée)
- Faire les premiers gestes qui sauvent quand les secours mettent du temps à arriver
- Et surtout : ne jamais croire une annonce de capitulation diffusée sur les réseaux tant que le président n’a pas parlé lui-même à la télévision nationale
Ce dernier point m’a particulièrement marqué. On est en 2025, et le gouvernement doit déjà anticiper que l’ennemi va tenter de nous faire croire qu’on a perdu avant même que les combats commencent vraiment. C’est glaçant de réalisme.
Pourquoi maintenant ?
La question brûle toutes les lèvres. Pourquoi ce livret papier, alors que tout existe déjà en ligne ? Pourquoi dépenser près de deux millions de dollars pour imprimer dix millions d’exemplaires ?
La réponse officielle est pragmatique : tout le monde n’a pas internet, surtout les personnes âgées en campagne. Et en cas de black-out total – chose probable lors d’une attaque – plus de réseau, plus d’applications, plus rien. Le papier, lui, ne tombe jamais en panne.
Mais soyons honnêtes : il y a aussi une dimension politique énorme. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Lai Ching-te, considéré comme très ferme vis-à-vis de Pékin, les gestes symboliques se multiplient. Ce livret en est un. Il dit aux Taïwanais : « On ne plaisante plus. On se prépare. »
Une société profondément divisée
Et là, ça coince. Parce que tout le monde n’est pas sur la même longueur d’onde.
« On a déjà tout sur internet. Franchement, ça va finir à la poubelle. »
– Un jeune père de famille interrogé dans les rues de Taipei
À l’opposé, une dame de 72 ans, dans un village du sud, range déjà précieusement son exemplaire à côté de sa lampe torche : « Moi je suis contente. Au moins on nous dit quoi faire. »
Au Parlement, l’opposition hurle au gaspillage d’argent public et accuse le pouvoir de faire monter la tension inutilement. Le vieux clivage entre ceux qui veulent apaiser Pékin à tout prix et ceux qui estiment qu’il faut montrer les muscles resurgit plus fort que jamais.
Ce que ça dit du monde dans lequel on vit
Plus que l’objet lui-même, c’est le signal qu’il envoie qui m’impressionne. Taïwan n’est pas le seul pays à faire ça – certains pays européens ont ressorti leurs vieux guides de défense passive – mais ici, la menace est à 180 kilomètres à vol d’oiseau. Pas besoin d’imaginer un conflit lointain. Il suffit de lever les yeux vers le continent.
Et puis il y a cette phrase, presque anodine, glissée dans le livret : « En cas d’invasion militaire, toute annonce de reddition est fausse tant que le président ne s’est pas exprimé officiellement. »
Relisez-la. On parle d’un scénario où l’ennemi prendrait le contrôle des réseaux, diffuserait de fausses nouvelles, tenterait de briser le moral avant même de débarquer. On n’est plus dans la science-fiction. On est dans la préparation opérationnelle d’un État qui se sait dans le viseur.
Et nous, on en est où ?
Je ne peux pas m’empêcher de faire le parallèle. Pendant que certains pays débattent encore pour savoir s’il faut rétablir le service militaire ou apprendre à lire une carte, Taïwan, elle, distribue déjà le mode d’emploi de la survie collective.
Est-ce qu’on en arrivera là un jour en Europe ? Je ne sais pas. Mais une chose est sûre : quand un gouvernement commence à imprimer dix millions de livrets pour expliquer à ses citoyens comment survivre à une invasion, c’est que le monde a déjà basculé quelque part.
Le petit livret orange ne pèse que quelques grammes. Mais en ce moment, à Taïwan, il fait le poids d’une époque entière.
Et vous, garderiez-vous ce guide près de votre lampe torche… ou le jetteriez-vous directement à la poubelle ?
