Il y a des rencontres qui vous secouent doucement l’âme. Entrer dans la chambre de Judith Magre, un après-midi de novembre, c’est un peu comme pousser la porte d’un théâtre miniature où le temps aurait décidé de faire une pause, juste pour elle.
Elle est là, assise près de la fenêtre, un châle léger sur les épaules, un sourire malicieux qui n’a pas pris une ride. Son téléphone vibre sans cesse – des messages d’anniversaire. Hier, elle a soufflé ses 99 bougies. Et ce soir-là, comme tous les lundis, elle sera sur scène.
99 ans et toujours la flamme
Quand je lui demande si elle a fêté dignement l’événement, elle éclate d’un rire clair :
« Mon rêve, c’était de ne pas devenir vieille… Bon, ben c’est raté ! »
La phrase claque, joyeuse, presque provocatrice.She refuse le mot « vieille » comme d’autres refusent la défaite. Et pourtant, elle n’a rien d’une mamie qui tricote en attendant la fin. Elle a une santé de fer, un agenda de ministre et une envie farouche de jouer tous les soirs – pas seulement le lundi.
Le lundi, c’est Aragon au Poche-Montparnasse
Chaque semaine, dans le minuscule théâtre du Poche-Montparnasse, elle partage la scène avec un complice pour dire les poèmes de Louis Aragon. Pas de mise en scène tape-à-l’œil, juste deux voix, quelques lumières, et cette présence magnétique qui remplit l’espace.
Les spectateurs sortent souvent émus aux larmes. Parce qu’il y a la beauté des textes, bien sûr. Mais il y a surtout elle. Cette façon de faire chanter les mots, de les caresser ou de les mordre, comme si elle les découvrait pour la première fois.
J’ai vu le spectacle il y a quelques mois. À la fin, le silence était si dense qu’on entendait presque battre les cœurs. Puis les applaudissements ont explosé, longtemps, comme une ovation qu’on n’osait plus interrompre.
Une vie entière sur les planches
Judith Magre n’est pas arrivée là par hasard. Elle a commencé dans les années 50, quand le théâtre français bouillonnait encore de l’après-guerre. Elle a joué avec les plus grands, a traversé tous les répertoires, du boulevard au classique, du cinéma d’auteur aux téléfilms populaires.
Elle a été la partenaire de Michel Bouquet, de Jean-Louis Trintignant, de Delphine Seyrig. Elle a tourné avec Claude Chabrol, François Truffaut, Alain Resnais. Mais la scène, toujours la scène, est restée son territoire premier.
- Des centaines de rôles
- Des décennies de tournées
- Des rencontres qui ont marqué l’histoire du théâtre français
- Et jamais, jamais, l’envie de raccrocher
Quand on lui parle retraite, elle hausse les épaules. « La retraite ? Connais pas. »
Le secret ? L’amour, tout simplement
On cherche souvent des formules magiques, des régimes miracles, des coachs en longévité. Chez elle, c’est plus simple et plus profond : elle aime ce qu’elle fait. Follement. Corps et âme.
« Le théâtre, c’est ma drogue. Tant que je pourrai marcher jusqu’à la scène, je jouerai. »
Judith Magre
Elle répète encore chez elle, travaille son texte avec la rigueur d’une débutante. Elle se maquille avec soin, choisit ses tenues comme pour un premier rendez-vous. À 99 ans, elle est coquette, elle est vivante, elle est amoureuse – du public, des mots, de la lumière.
Et ça se voit. Ça se sent. C’est presque indécent de vitalité.
Une leçon de liberté
Dans une époque où on nous bassine avec l’âge « réel », les rides, le jeunisme bête et méchant, Judith Magre est une gifle joyeuse. Elle nous rappelle que la vieillesse, ce n’est pas une maladie. C’est juste une étape – qu’on peut traverser en dansant si on le décide.
Elle ne nie pas les années. Elle a mal parfois au dos, elle entend moins bien, elle oublie un prénom de temps en temps. Mais ça ne l’empêche pas d’être là, pleinement là. D’être désirable, drôle, touchante, puissante.
Je suis reparti de chez elle avec cette phrase en tête : « Tant que je peux faire rire ou pleurer quelqu’un, je sers à quelque chose. »
Et après ?
L’année prochaine, elle aura 100 ans. Elle prépare déjà l’événement – sur scène, évidemment. De nouveaux projets bouillonnent. Elle parle d’un seul en scène, peut-être. Ou d’un retour à Molière. Ou des deux.
Quand je lui demande si elle a peur de la grande faucheuse, elle rit encore :
« Peur ? Non. J’ai eu une vie magnifique. Si demain c’est fini, j’aurai quand même gagné. »
En sortant, j’ai regardé Paris par la fenêtre. La ville semblait plus légère. Comme si une femme de 99 ans venait, l’air de rien, de nous rappeler l’essentiel : on n’est jamais trop vieux pour brûler.
Si vous passez par le Poche-Montparnasse un lundi soir, allez la voir. Vous en ressortirez plus vivant qu’en y entrant. Promis.
Et vous, quelle est la personne la plus âgée que vous ayez vue encore passionnée à ce point par son métier ? Racontez-moi en commentaire, ça m’intéresse vraiment.
