Imaginez-vous au milieu du désert d’Atacama, là où la ligne invisible entre deux pays devient soudainement infranchissable. Des familles entières, enfants dans les bras, valises rafistolées à la main, qui attendent sous un soleil de plomb ou dans le froid glacial de la nuit. Et derrière elles, la menace d’être renvoyées de force vers un pays qu’elles ont fui il y a des années. C’est exactement ce qui se passe en ce moment même à la frontière entre le Pérou et le Chili.
Ce n’est pas une scène de film. C’est la réalité crue de novembre 2025.
Quand une élection fait trembler toute une région
Tout a basculé en quelques heures. Vendredi soir, le gouvernement péruvien a pris une décision radicale : déclarer l’état d’urgence dans la région de Tacna pour soixante jours et déployer immédiatement l’armée à la frontière. Objectif officiel ? Renforcer les contrôles et maintenir l’ordre. Mais tout le monde comprend la vraie raison : on anticipe une arrivée massive de migrants qui fuient le Chili avant une éventuelle victoire d’un candidat qui a fait de l’expulsion des irréguliers son cheval de bataille.
Et cette fois, on ne parle pas de quelques dizaines de personnes. On parle potentiellement de centaines de milliers d’individus, majoritairement des Vénézuéliens installés au Chili depuis parfois près de dix ans.
Une frontière qui devient un mur en une nuit
Le poste-frontière de Chacalluta-Santa Rosa, habituellement un simple point de passage entre Arica et Tacna, s’est transformé en moins de 24 heures en zone militaire. Des vidéos tournées par des habitants montrent déjà les premiers renforts : une cinquantaine de soldats péruviens déployés dans l’urgence, bientôt rejoints par cinquante autres. Barrières renforcées, contrôles d’identité systématiques, refus d’entrée pour ceux qui n’ont pas les papiers exigés.
Un migrant vénézuélien, filmé de dos pour protéger son identité, résume la situation d’une phrase qui glace le sang :
« On a peur qu’ils nous expulsent de force. On préfère tenter le Pérou maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. »
Et il n’est pas seul. Des images montrent des femmes portant leurs enfants dans les bras, des personnes âgées appuyées sur des cannes, des familles entières qui campent à même le sol en attendant une hypothétique ouverture.
Pourquoi maintenant ? Le spectre José Antonio Kast
Pour comprendre l’urgence, il faut regarder ce qui se passe au Chili. Le second tour de l’élection présidentielle approche à grands pas, et le candidat ultraconservateur mène dans les sondages. Son programme est clair, presque brutal dans sa simplicité : expulsion rapide et massive de toutes les personnes en situation irrégulière. Et il chiffre même le nombre : plus de 330 000 personnes, selon ses propres estimations.
Pour beaucoup de Vénézuéliens qui ont reconstruit leur vie au Chili – parfois avec des enfants nés sur place et scolarisés –, c’est la panique totale. Rester signifie risquer l’expulsion vers un Venezuela en pleine crise. Partir maintenant, c’est tout abandonner une seconde fois.
Et devinez quelle est la porte de sortie la plus évidente ? Longer la côte Pacifique vers le nord, traverser la frontière terrestre la plus proche… direction le Pérou.
Ce n’est pas la première fois
Il y a un précédent, et il n’est pas si lointain. En avril 2023, le Pérou avait déjà décrété l’état d’urgence et militarisé ses frontières face à un afflux venu du sud. À l’époque aussi, le Chili durcissait ses règles migratoires. Résultat : des milliers de personnes bloquées dans le no man’s land entre les deux pays, dormant à même le sol dans le désert.
On se souvient des images insoutenables : des enfants déshydratés, des bagarres pour un peu d’eau, des tentatives désespérées de franchir les barrières. Deux ans plus tard, tout laisse penser que le scénario pourrait être pire.
Les chiffres qui font peur
Essayons de poser les choses calmement, avec des chiffres.
- Plus de 1,5 million de Vénézuéliens vivent aujourd’hui au Chili
- Environ 330 000 seraient en situation irrégulière selon les chiffres avancés par le candidat favori
- La frontière Pérou-Chili fait environ 170 km, avec seulement quelques points de passage officiels
- La capacité d’accueil côté péruvien est quasi nulle en cas d’arrivée massive
- Le trajet à pied depuis Santiago jusqu’à Tacna prend entre 10 et 15 jours dans des conditions extrêmes
Autrement dit, même si seulement 10 % des personnes menacées décident de bouger, on parle déjà de plusieurs dizaines de milliers d’individus sur les routes dans les prochaines semaines.
Le désert, cet ennemi invisible
Ceux qui pensent que traverser la frontière va être simple se trompent lourdement. La région de Tacna-Arica, c’est le désert d’Atacama, l’un des endroits les plus arides de la planète. Pas d’eau, pas d’ombre, des températures qui passent de 35°C le jour à presque 0°C la nuit. Et maintenant, une présence militaire renforcée des deux côtés.
J’ai vu des images de 2023 où des migrants tentaient de contourner les postes-frontières en marchant des jours dans le désert. Beaucoup n’arrivaient jamais. Déshydratation, hypothermie, épuisement. Cette fois, avec l’armée péruvienne qui patrouille activement, les risques sont multipliés.
Et après le Pérou, quoi ?
Admettons qu’une partie parvienne à entrer au Pérou. Qu’est-ce qui les attend ? Le pays n’est pas exactement connu pour sa politique migratoire généreuse. Lui-même accueille déjà plus d’un million de Vénézuéliens. Les ressources sont limitées, le ressentiment parfois palpable dans certaines régions.
Beaucoup savent qu’ils ne feront que transiter. L’objectif final pour une partie d’entre eux, c’est plus au nord : Équateur, Colombie, et pour les plus déterminés, tenter la traversée périlleuse du Darién vers l’Amérique centrale et les États-Unis.
On assiste en direct à la réactivation d’une route migratoire qui avait été partiellement endormie.
Une crise humanitaire en gestation
Ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c’est la vitesse à laquelle tout peut basculer. Il y a encore quelques mois, ces familles vivaient relativement tranquilles au Chili. Elles bossaient, les enfants allaient à l’école, on commençait à parler d’intégration. Et là, en l’espace de quelques discours électoraux musclés, tout s’effondre.
On voit déjà se former des campements improvisés côté chilien. Des organisations humanitaires tentent d’alerter, mais pour l’instant, c’est le silence radio du côté des grandes instances internationales. Trop occupées ailleurs, sans doute.
Et si le candidat ne gagnait pas ?
Question légitime. Après tout, rien n’est joué. Mais le simple fait que cette possibilité existe a suffi à déclencher le mouvement. C’est ça, le plus terrifiant : la peur seule peut suffire à mettre des centaines de milliers de personnes sur les routes.
C’est un peu comme si, en Europe, un discours politique radical suffisait à vider des quartiers entiers en quelques semaines. On se croit à l’abri de ce genre de choses, et puis un jour, ça arrive à nos portes.
Vers une régionalisation de la crise vénézuélienne
Ce qui se passe actuellement entre le Pérou et le Chili n’est que la partie visible d’un phénomène beaucoup plus vaste. La crise vénézuélienne, qui a déjà poussé plus de 7 millions de personnes à quitter leur pays depuis 2015, continue de produire des ondes de choc à travers toute l’Amérique latine.
Chaque durcissement dans un pays en pousse d’autres à bouger. C’est un effet domino permanent. Et tant que la situation au Venezuela ne s’améliorera pas de façon radicale, ces mouvements continueront.
En regardant tout ça, je ne peux pas m’empêcher de penser que nous assistons à un moment charnière. Soit les pays de la région parviennent à coordonner une réponse commune et humaine, soit on va vers des scènes de chaos qu’on n’a pas vues depuis longtemps en Amérique du Sud.
Pour l’instant, les militaires sont déployés, les frontières se ferment, et des familles entières retiennent leur souffle dans le désert.
La suite dépendra du résultat d’une élection dans quelques jours. Mais quelque part, le mal est déjà fait. La peur a gagné. Et quand la peur prend le dessus, plus rien ne se passe comme prévu.
(Article mis à jour en continu selon l’évolution de la situation à la frontière)
