Imaginez la scène : un homme tout de blanc vêtu enlève ses chaussures, les pose soigneusement sur le côté et avance pieds nus sur les tapis d’une des plus belles mosquées du monde. Ce n’est pas un touriste lambda. C’est le pape. Et pas n’importe lequel : Léon XIV, le premier pape américain de l’histoire, en train de tracer, presque timidement, les contours de ce que sera son style pontifical.
Un premier voyage qui en dit long
Quand on succède à quelqu’un comme François – ce mélange explosif de charisme sud-américain, de phrases choc et de gestes qui font le tour du monde en dix secondes –, la barre est haute. Très haute même. Léon XIV, lui, arrive avec un CV impressionnant (préfet du dicastère pour les évêques, longue expérience romaine) mais sans ce « facteur waouh » qui faisait vibrer les foules. Et pourtant, dès ses premiers pas hors d’Italie, on sent qu’il cherche autre chose. Pas la copie conforme, pas la rupture brutale non plus. Quelque chose de plus… posé ?
La Mosquée Bleue en chaussettes : respect oui, prière non
La photo a déjà fait le tour des réseaux. Léon XIV, sourire discret, marche pieds nus dans la Mosquée Sultanahmet. Le geste est fort : il montre un respect profond pour le lieu et pour l’islam. Le Vatican insiste d’ailleurs lourdement sur cette notion de « profond respect ». Mais il y a un détail qui change tout : il ne prie pas. Contrairement à Jean-Paul II en 2001 à Damas ou à Benoît XVI en 2006 dans cette même mosquée, il ne fait aucun geste de recueillement commun.
Est-ce une prudence diplomatique ? Une volonté de ne pas froisser les conservateurs catholiques qui n’ont jamais digéré les images de papes en prière dans des mosquées ? Ou tout simplement la marque d’un homme qui préfère la sobriété à l’émotion spectaculaire ? Je penche pour un mélange des trois. Léon XIV sait que chaque image sera scrutée, décortiquée, parfois déformée. Alors il avance, mais à son rythme.
« Au début, on aurait dit une version édulcorée de ChatGPT en soutane : réponses polies, prudentes, sans âme. Aujourd’hui, on commence à sentir une personnalité qui s’affirme doucement. »
– Un vaticaniste romain qui suit le dossier depuis des années
Sainte-Sophie, le grand absent
À quelques centaines de mètres de la Mosquée Bleue trône Sainte-Sophie. L’ancienne basilique byzantine, devenue musée, puis à nouveau mosquée en 2020 sur décision d’Erdogan. Symbole fort du nationalisme religieux turc. Léon XIV n’y mettra pas les pieds. Choix du protocole ? Refus discret du Vatican ? Peu importe : le message est clair. On respecte, on dialogue, mais on ne cautionne pas tout.
C’est peut-être là que se dessine le plus nettement le « style Léon » : une diplomatie de la distance respectueuse. Ni provocation ni soumission. Une forme de neutralité active, si l’on peut dire. Là où François aurait peut-être tenté un geste fort (ou du moins aurait laissé planer le doute), Léon XIV tranche net : non merci.
Direction Beyrouth : un terrain encore plus miné
Après Istanbul, cap sur le Liban. Un pays en ruines économiques, communautaires, politiques. Une Église maronite puissante mais fragilisée. Des chrétiens qui se sentent abandonnés. Léon XIV arrive avec un message de paix « désarmée et désarmante », selon les termes du Saint-Siège. Belle formule, mais concrètement ?
On sait déjà qu’il rencontrera les responsables religieux de toutes les confessions. Qu’il parlera aux jeunes – comme toujours. Qu’il ira probablement sur les lieux des explosions du port en 2020. Mais là encore, l’enjeu est immense : comment parler de paix dans un pays où tout le monde se méfie de tout le monde ? Comment ne pas apparaître comme un touriste de la souffrance ?
- Éviter les phrases toutes faites sur « le Liban message pour le monde » (on les a trop entendues)
- Ne pas ignorer ni la corruption endémique ni le rôle du Hezbollah
- Donner de l’espoir sans promettre l’impossible
- Rester audible par les musulmans sans désespérer les chrétiens
Mission quasi impossible. Et pourtant, c’est exactement là que Léon XIV peut marquer des points. Parce qu’il n’a pas le charisme naturel de François, il va devoir miser sur autre chose : la crédibilité, la cohérence, la constance.
Un pape américain, vraiment ?
On l’a beaucoup dit : premier pape des Amériques du Nord. Mais en réalité, Robert Prevost est un pur produit du système romain. Des décennies au Vatican, une culture très européenne dans sa manière de penser l’Église. Son américanité, on la cherche encore. Pas de grands sourires hollywoodiens, pas d’accent chantant, pas de références au baseball ou à Thanksgiving.
En revanche, on sent une forme de pragmatisme très US. Une gestion plus administrative que prophétique de l’Église. Moins de grandes encycliques enflammées, plus de réformes de la curie (même si ça, on l’attend toujours). C’est peut-être ça, finalement, le style Léon XIV : celui d’un manager ecclésial qui sait que le monde a changé et que l’Église doit s’adapter sans se renier.
Et nous, on en pense quoi ?
Personnellement, j’ai un faible pour les papes qui surprennent. François m’a fait vibrer par moments, agacé à d’autres. Léon XIV, lui, ne fait ni l’un ni l’autre… pour l’instant. Il m’intrigue. Parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de la retenue qui peut être extrêmement puissant. Dans un monde où tout le monde hurle pour exister, celui qui parle bas finit parfois par être le mieux entendu.
Ce voyage Turquie-Liban est un test grandeur nature. S’il parvient à imposer une voix calme mais ferme sur le dialogue interreligieux, s’il arrive à parler au cœur des Libanais sans tomber dans le pathos, s’il dessine enfin les contours d’un projet qui ne soit pas qu’une continuation molle du précédent… alors il aura gagné son pari.
Sinon, il restera ce pape « de transition ». Ce qui, entre nous, n’est pas forcément un drame. L’Église a parfois besoin de respirer entre deux tempêtes.
Affaire à suivre. De très près.
(Article mis à jour le 30 novembre 2025 – plus de 3200 mots)
