Il y a des histoires qu’on préfère ne pas voir. Des silhouettes qu’on croise sans vraiment les regarder. Et puis un jour, on tombe sur un témoignage, brut, presque murmuré, et tout bascule. J’ai eu ce choc récemment en lisant les mots d’une femme d’une soixantaine d’années, originaire de Chine, qui exerce la prostitution dans les rues de Paris. « Je ne vais jamais voir la police », a-t-elle dit. Pas une hésitation. Une certitude froide.
Cette phrase m’a poursuivi pendant des jours. Parce qu’elle dit tout : la peur, le secret, l’isolement. Et derrière elle, il y a des centaines d’autres femmes dans la même situation. Des femmes qu’on ne remarque presque plus tant elles se fondent dans le décor nocturne de certains quartiers parisiens.
Une prostitution discrète, presque invisible
Quand on parle de prostitution à Paris, on pense souvent aux clichés : les néons criards, les réseaux organisés, les jeunes femmes venues d’Europe de l’Est ou d’Afrique. Mais il existe une autre réalité, plus silencieuse, presque effacée. Celle de ces femmes chinoises, majoritairement âgées de 55 à 65 ans, qui travaillent seules, dans la rue ou dans de petits appartements loués à plusieurs.
Elles n’ont pas de proxénète. Pas de protection. Elles sont indépendantes, souvent par choix, parfois parce qu’elles n’ont pas eu le choix. Beaucoup sont arrivées en France il y a dix, quinze, vingt ans, avec un visa touristique ou en passant par d’autres pays européens. Puis elles sont restées. Sans papiers. Coincées.
Leur journée commence tard. Vers 18h, 19h. Elles sortent, discrètes, manteau sombre, sac à main bien fermé. Elles se postent dans des quartiers connus – Belleville, Strasbourg-Saint-Denis, parfois plus loin – et attendent. Parfois elles marchent lentement, regardent leur téléphone. Elles ne draguent pas ostensiblement. Elles attendent qu’on vienne leur parler. Et quand un client accepte le tarif – souvent modeste, entre 30 et 50 euros – elles montent dans une voiture ou emmènent l’homme dans un petit studio.
Un profil atypique dans le paysage du travail sexuel
Ce qui frappe, c’est leur âge. On associe rarement la prostitution à des femmes proches de la retraite. Pourtant, elles sont là. Et elles sont nombreuses. Certaines associations estiment leur nombre à plusieurs centaines rien qu’à Paris.
Pourquoi cet âge ? Parce que beaucoup ont tout perdu en Chine. Des divorces douloureux, des dettes, des enfants à charge qui ne veulent plus d’elles, ou simplement l’impossibilité de trouver un travail correct là-bas. La France, c’était le rêve. L’Europe, l’Eldorado. Elles sont parties avec l’idée de travailler dans la restauration, dans les ongleries, dans les boutiques. Et puis la réalité les a rattrapées.
Le travail légal ? Trop dur quand on ne parle pas français, quand on n’a pas de papiers, quand on a plus de 50 ans. Alors certaines ont basculé dans la prostitution. Pas toutes évidemment. Mais suffisamment pour former une communauté silencieuse, avec ses codes, ses lieux, ses habitudes.
L’absence de protection, une vulnérabilité extrême
Le plus terrifiant dans leur situation, c’est l’absence totale de protection. Quand on travaille dans la rue sans réseau, sans mac, on est une proie idéale. Les clients le savent. Certains en profitent.
« Elles sont seules et il n’y a personne derrière elles pour les protéger »
— Une avocate spécialisée dans la défense des travailleuses du sexe
Cette phrase résume tout. Pas de proxénète pour faire peur aux clients violents. Pas d’association vraiment présente sur leur terrain. Pas de solidarité forte entre elles – la concurrence est rude, et la méfiance aussi. Résultat : les agressions sont fréquentes. Très fréquentes.
On parle de viols, bien sûr. Mais aussi de vols, d’extorsions, de violences gratuites. Un client qui refuse de payer après l’acte. Un autre qui devient brutal sans raison. Un troisième qui menace de les dénoncer à la police si elles ne font pas ce qu’il veut « gratuitement ». Et elles, elles encaissent. En silence.
La peur de la police plus forte que la peur des agresseurs
Vous vous demandez peut-être : mais pourquoi elles ne portent pas plainte ? La réponse est simple et terrifiante à la fois. Elles ont plus peur de la police que de leurs agresseurs.
Parce qu’elles n’ont pas de titre de séjour. Parce qu’une plainte, c’est prendre le risque d’être arrêtée, placée en centre de rétention, puis expulsée. Retourner en Chine ? Pour beaucoup, c’est impensable. Là-bas, elles n’ont plus rien. Plus de famille, plus d’argent, plus d’avenir. Et la honte, immense, d’avoir « échoué » en Europe.
Alors elles préfèrent tout subir plutôt que de risquer l’expulsion. Même après un viol. Même après avoir été battues. Même quand elles ont été volées de plusieurs centaines d’euros – ce qui représente parfois plusieurs jours de travail.
- Elles ne portent jamais plainte pour agression sexuelle
- Elles ne signalent pas les vols
- Elles évitent tout contact avec les autorités
- Elles se soignent seules en cas de blessures
- Elles n’utilisent jamais les services d’urgence classiques
Cette peur est si ancrée qu’elle structure toute leur vie. Elles vivent dans l’ombre, littéralement et figurativement.
Un quotidien fait de secrets et de non-dits
Le secret, c’est l’autre pilier de leur existence. Personne, ou presque, ne sait ce qu’elles font vraiment. Ni leurs enfants restés en Chine. Ni leurs amis. Ni même parfois les membres de leur famille qui vivent en France.
Elles inventent des histoires. Elles disent qu’elles travaillent dans un restaurant. Qu’elles font des ménages. Qu’elles tiennent une petite boutique. Tout plutôt que la vérité. Parce que la prostitution, dans la culture chinoise traditionnelle, c’est la honte absolue. La perte de la face. L’impossibilité de se regarder dans une glace.
Même entre elles, elles ne parlent pas beaucoup. Il y a de la solidarité, parfois. On se prête un peu d’argent. On se donne des adresses de studios. On se prévient quand un client dangereux traîne dans le quartier. Mais il y a aussi beaucoup de méfiance. Et surtout, une règle d’or : on ne parle jamais de ce qu’on fait. Jamais.
Les conséquences sur la santé : un désastre silencieux
À force de tout garder pour elles, ces femmes s’effondrent de l’intérieur. Physiquement d’abord. Les conditions de travail sont rudes : attendre dehors par tous les temps, des passes dans des voitures ou des hôtels miteux, parfois plusieurs par jour. À leur âge, le corps fatigue vite.
Et puis il y a les maladies. Les infections sexuellement transmissibles, bien sûr, même si beaucoup imposent le préservatif (pas toutes, malheureusement, quand le client propose plus d’argent). Mais aussi les problèmes plus insidieux : dépressions, troubles du sommeil, douleurs chroniques, hypertension liée au stress permanent.
Elles ne consultent presque jamais. Trop peur d’être signalées. Trop peur qu’on leur demande des papiers. Alors elles s’automédicamentent avec ce qu’elles trouvent dans les pharmacies chinoises. Elles attendent que ça passe. Et parfois, ça ne passe pas.
Et les associations dans tout ça ?
On pourrait penser que les associations de défense des travailleuses du sexe sont là pour les aider. En partie, oui. Certaines font un travail remarquable, distribuent des préservatifs, proposent des consultations médicales anonymes, essayent d’établir le contact.
Mais il y a un problème : la barrière de la langue et de la culture. La plupart de ces femmes ne parlent ni français ni anglais. Elles se méfient des associations, qu’elles perçoivent comme des structures « officielles ». Et surtout, elles ont peur que leur présence soit signalée.
Résultat : elles restent à l’écart. Elles préfèrent leur solitude dangereuse à un accompagnement qui pourrait, selon elles, les mettre en péril.
Que faire face à cette réalité ?
La question est complexe. D’un côté, il y a la loi française, qui depuis 2016 pénalise les clients de la prostitution. Une loi censée protéger les travailleuses du sexe, mais qui, dans les faits, les a souvent rendues plus vulnérables en les poussant dans des zones plus discrètes, plus dangereuses.
De l’autre, il y a la réalité de l’immigration clandestine. Tant que ces femmes seront sans papiers, elles resteront dans cette zone grise où tout est possible : l’exploitation, la violence, l’impunité des agresseurs.
Quelques pistes existent pourtant. Des régularisations exceptionnelles pour les victimes de violences, par exemple. Des consultations médicales vraiment anonymes et accessibles en langue chinoise. Des campagnes d’information dans les communautés chinoises pour briser le tabou.
Mais surtout, il faudrait arriver à créer un climat de confiance. Que ces femmes sachent qu’aller témoigner après un viol ne signifiera pas automatiquement l’expulsion. Que porter plainte peut être possible sans tout perdre.
En attendant, elles continuent. Dans l’ombre. Dans le silence. Avec leur peur chevillée au corps et leur secret bien gardé. Et nous, on passe à côté d’elles sans les voir. Comme si elles n’existaient pas vraiment.
Mais elles existent. Et leur histoire, aussi douloureuse soit-elle, mérite d’être entendue.
