Imaginez-vous en pleine nuit, à une dizaine de kilomètres des lumières de Dakar. La mer est calme, presque trop calme. Et soudain, quatre détonations sourdes secouent la coque d’un géant des mers. Le pétrolier Mersin vient de subir ce que tout le monde décrit comme une « attaque externe ». 39 000 tonnes de gazole à bord, un équipage évacué en urgence, et une question qui brûle toutes les lèvres : qui a bien pu faire ça, et surtout pourquoi ici, si loin des champs de bataille habituels ?
Ce n’est pas tous les jours qu’un incident de ce genre se produit au large de l’Afrique de l’Ouest. D’habitude, on associe ce type d’opérations aux eaux agitées de la mer Rouge ou aux tensions permanentes en mer Noire. Alors quand ça arrive devant le Sénégal, ça mérite qu’on s’y arrête cinq minutes. Voire plus.
Une nuit qui a tout changé pour le Mersin
Le 27 novembre dernier, vers 23 h 45, l’équipage du pétrolier entend quatre explosions successives. Pas de feu d’artifice, pas d’accident technique : des déflagrations externes. Résultat ? La salle des machines commence à prendre l’eau. Réaction immédiate : appel de détresse, évacuation totale, barrage anti-pollution déployé autour du navire. Pour l’instant, pas de blessé, pas de nappes visibles, mais la situation reste tendue.
Le Mersin n’est pas n’importe quel bateau. Pavillon panaméen, armateur turc, cargaison russe. Un profil classique de ce qu’on appelle la flotte fantôme : ces navires qui permettent à Moscou de continuer à exporter son pétrole malgré les sanctions occidentales. Et c’est précisément là que ça devient intéressant.
Qu’est-ce que la « flotte fantôme » russe, vraiment ?
Depuis 2022 et l’instauration du plafonnement du prix du pétrole russe, des centaines de vieux tankers ont changé de mains, de pavillon, parfois plusieurs fois dans l’année. Objectif : contourner les sanctions. On les appelle shadow fleet en anglais, et ils représentent aujourd’hui une part non négligeable des exportations russes.
- Changement fréquent de pavillon (Panama, Liberia, Gabon…)
- Assurances douteuses ou inexistantes
- Désactivation régulière de l’AIS (le GPS maritime)
- Transferts de cargaison en haute mer pour brouiller les pistes
- Âge moyen souvent supérieur à 15-20 ans
Le Mersin coche presque toutes les cases. Il venait de charger à Taman, un port stratégique sur le détroit de Kertch, et se dirigeait probablement vers l’Asie ou l’Afrique. Rien d’illégal en apparence… mais suffisamment borderline pour attirer l’attention.
Pourquoi soupçonner l’Ukraine ?
Je vais être honnête : personne n’a de preuve formelle à ce stade. Mais le timing est troublant. Quelques jours seulement après l’incident au large du Sénégal, l’Ukraine a revendiqué plusieurs attaques de drones maritimes en mer Noire contre des pétroliers russes. Même modus operandi : explosions sous la ligne de flottaison, pas de victimes, message politique clair.
« Rendre la vie plus compliquée à cette flotte fantôme » – c’est l’objectif affiché par plusieurs responsables ukrainiens ces derniers mois.
Transposer ce type d’opération à 6 000 kilomètres de distance, en Atlantique, représenterait une sacrée montée en gamme. Mais Kiev a déjà surpris tout le monde avec ses drones longue portée ou ses opérations spéciales en territoire russe. Alors pourquoi pas ?
D’après plusieurs analystes maritimes, les explosions portent la signature d’engin explosifs fixés sur la coque – une technique que les services ukrainiens maîtrisent désormais parfaitement en mer Noire. Reste la question logistique : comment acheminer du matériel et des opérateurs jusqu’au large de Dakar ? Sous-marin ? Bateau de pêche banalisé ? Drone sous-marin longue distance ? On entre dans le domaine du possible… mais pas encore du prouvé.
Le Sénégal, victime collatérale d’une guerre lointaine
Ce qui me frappe surtout, c’est la position du Sénégal dans tout ça. Dakar est un hub majeur pour le trafic maritime ouest-africain. Des milliers de navires passent chaque année au large de ses côtes. Si ce genre d’opération devient la norme, c’est toute la région qui risque de payer le prix fort.
Le commandant du port l’a dit sans détour : une pollution reste possible. 39 000 tonnes de gazole, ça fait beaucoup. Et même si le barrage anti-pollution est en place, on sait tous comment ça se termine parfois. Regardez l’affaire du Wakashio à Maurice ou du Prestige en Galice : des années de nettoyage et des écosystèmes ravagés.
Le Sénégal n’a rien demandé à personne. Il applique les sanctions internationales, mais n’est pas partie belligérante. Se retrouver au milieu d’une guerre hybride maritime, c’est un scénario qu’aucun pays côtier n’avait anticipé il y a encore quelques mois.
Et maintenant ?
À l’heure où j’écris ces lignes, le Mersin est toujours à la dérive, stabilisé mais pas hors de danger. Des équipes techniques tentent de pomper l’eau et de colmater les brèches. L’armateur turc promet une enquête approfondie. Côté ukrainien : silence radio, comme d’habitude quand l’opération est sensible.
Ce qui est certain, c’est que cet incident marque un tournant. Si l’Ukraine parvient à exporter sa guerre navale jusqu’en Afrique, alors plus aucune route maritime n’est à l’abri. Les assureurs vont hurler, les primes d’assurance vont exploser, et les pays du Sud risquent de se retrouver en première ligne sans l’avoir choisi.
Personnellement, je trouve ça à la fois impressionnant et inquiétant. Impressionnant parce que ça montre la créativité et la détermination d’un pays qui refuse de plier malgré l’asymétrie des forces. Inquiétant parce que la mer n’a pas besoin d’une nouvelle zone de non-droit.
On attendra les conclusions de l’enquête. Mais une chose est sûre : la guerre en Ukraine vient de franchir un nouveau cap géographique. Et cette fois, c’est l’Afrique qui regarde, médusée, un pétrolier blessé flotter devant ses côtes.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Est-ce le début d’une guerre maritime globale ou juste un incident isolé ? Les commentaires sont ouverts.
