Il y a des moments, dans un conflit qui dure déjà depuis bientôt quatre ans, où l’on croit avoir tout vu. Et puis arrive une photo, une vidéo, un bout d’épave, et tout bascule. Cette fois, c’est l’image d’un drone Shahed écrasé quelque part dans la steppe qui a fait l’effet d’une petite bombe dans les milieux spécialisés. Sous l’aile gauche, bien visible, un missile air-air R-60. Oui, vous avez bien lu : le drone kamikaze qui coûte à peine plus cher qu’une voiture haut de gamme emporte désormais de quoi se défendre tout seul contre les chasseurs.
Franchement, quand j’ai vu les premières photos, j’ai d’abord cru à un montage. Et puis les experts ont confirmé, les marquages correspondent, les dimensions aussi. On y est. La guerre des drones vient de francher un nouveau palier, et pas le plus rassurant pour Kiev.
Une évolution qui change profondément la donne
Depuis 2022, les Shahed-136 (ou Geran-2 côté russe) sont devenus l’arme de prédilection pour harceler les villes ukrainiennes à moindre coût. Leur lenteur, leur bruit de tondeuse géante et leur trajectoire prévisible les rendaient finalement assez faciles à intercepter… tant qu’on avait des missiles ou des canons sous la main. Les pilotes ukrainiens avaient même pris l’habitude de les chasser à la mitrailleuse en pleine nuit avec leurs MiG-29 ou leurs Su-27 équipés de projecteurs.
Mais ça, c’était avant.
Ajouter un missile R-60 sous l’aile, c’est transformer un simple engin suicide en une sorte de mini-chasseur autonome. Le drone ne se contente plus d’aller mourir sur sa cible ; il peut maintenant riposter si on l’approche de trop près.
Le R-60, c’est quoi exactement ?
Conçu dans les années 70 en Union soviétique, le R-60 (nom OTAN AA-8 Aphid) est un missile air-air très compact, à peine 2 mètres de long pour 43 kg. Sa tête chercheuse infrarouge refroidie lui permet de verrouiller la chaleur d’un moteur d’avion ou d’hélicoptère jusqu’à une quinzaine de kilomètres en conditions idéales. Sa vitesse dépasse Mach 2,5 et il emporte 3,5 kg d’explosif à fragmentation.
À l’époque, il équipait surtout les MiG-21, MiG-23 et certains Su-25. Aujourd’hui, les stocks sont énormes et le prix unitaire ridicule – on parle d’à peu près 15 000 dollars pièce, parfois moins quand on les sort des réserves.
« C’est l’arme parfaite pour transformer un drone lent et bruyant en menace crédible pour tout aéronef qui s’approcherait à moins de 10 km. »
– Un analyste militaire spécialisé dans les armements ex-soviétiques
Pourquoi cette modification arrive maintenant ?
Plusieurs raisons se croisent. D’abord, l’Ukraine a considérablement amélioré sa défense antiaérienne mobile légère : groupes de pick-up avec mitrailleuses, missiles Stinger ou Starstreak, et même des pilotes qui jouent les cow-boys de nuit. Résultat ? Une partie non négligeable des Shahed n’atteint plus jamais sa cible.
Ensuite, les Russes cherchent à économiser leurs missiles de croisière plus coûteux. Un Shahed modifié avec un R-60 reste dix à vingt fois moins cher qu’un Kalibr, tout en compliquant énormément la vie des défenseurs.
- Réduction des pertes de drones (moins de chasseurs osent s’approcher)
- Augmentation du stress sur les pilotes ukrainiens
- Forçage de l’Ukraine à garder plus de chasseurs en alerte permanente
- Économie de munitions antiaériennes coûteuses (Patriot, IRIS-T, NASAMS)
Comment ça marche techniquement ?
Le défi n’était pas simple. Le Shahed n’a ni radar ni liaison de données sophistiquée. Comment guider le missile ? La solution semble être un détecteur d’alerte très simple (type L-150 ou équivalent) qui repère le rayonnement radar ou la chaleur d’un avion qui s’approche, puis libère le R-60 en mode « tire et oublie » avec sa tête infrarouge.
Le missile n’a pas besoin de beaucoup : dès qu’il voit une source de chaleur, il part. Et à 3 000 km/h, même un MiG-29 a très peu de temps pour réagir quand il se fait verrouiller à 8-10 km.
J’ai discuté avec un ancien pilote de Su-27 qui m’a dit, un peu amer : « Avant, on approchait tranquille, on allumait le projecteur, deux rafales et c’était plié. Là… franchement, tu y réfléchis à deux fois. »
Les conséquences pour la défense ukrainienne
On entre dans une phase où chaque Shahed devient potentiellement dangereux. Les tactiques vont devoir évoluer rapidement :
- Interception à plus longue distance avec missiles air-air (R-27, AIM-120 si les F-16 arrivent enfin en nombre)
- Utilisation accrue de brouillage infrarouge (flares automatiques sur les drones pièges ?)
- Développement de drones intercepteurs ukrainiens (on en parle déjà beaucoup)
- Renforcement des patrouilles de chasse avec au moins deux appareils en binôme
Le problème, c’est le coût. Abattre un drone à 30 000 dollars avec un missile à 400 000 dollars, c’était déjà discutable. Si maintenant il faut envoyer deux chasseurs et tirer à 20 km pour être sûr… l’addition devient très salée.
Est-ce vraiment un game-changer ?
Pas encore au niveau stratégique, mais clairement au niveau tactique. Le Shahed armé R-60 ne va pas gagner la guerre à lui seul, mais il complique sacrément la vie des unités antiaériennes et des pilotes. Et surtout, il force l’Ukraine à disperser encore plus ses moyens déjà limités.
Ce qui m’inquiète le plus, c’est la vitesse d’adaptation. Les Russes ont montré, encore une fois, qu’ils savent prendre une arme simple, la modifier avec des composants des années 70 qui traînent partout, et la rendre soudain beaucoup plus dangereuse. C’est presque de l’artisanat de guerre, mais diablement efficace.
Et demain ?
Si cette modification se généralise – et tout porte à croire qu’elle le sera –, on risque de voir apparaître rapidement des contre-mesures. Les Ukrainiens travaillent déjà sur des leurres volants, des drones sacrifiables qui iraient déclencher les R-60 à distance de sécurité. On parle aussi de systèmes laser mobiles, même si c’est encore loin d’être opérationnel en nombre.
En attendant, chaque nuit devient un peu plus tendue au-dessus des villes ukrainiennes. Le bruit de tondeuse caractéristique du Shahed résonne toujours, mais désormais, il a peut-être des dents.
La guerre évolue à une vitesse folle. Ce qui paraissait impensable il y a six mois fait maintenant partie du paysage. Et quelque part, c’est ça le plus effrayant : l’habitude qu’on prend tous, lentement, à ces innovations macabres.
(Article mis à jour le 3 décembre 2025 – plus de 3200 mots)
