Vous est-il déjà arrivé de croiser, sur une route du Finistère, un autocollant « Bonnets rouges » collé sur une camionnette et de vous demander d’où venait vraiment ce symbole ? Moi oui, souvent. On associe spontanément le bonnet rouge à la contestation de l’écotaxe en 2013, ces manifestations gigantesques, ces portiques détruits, cette colère froide contre l’État. Et pourtant, l’histoire est bien plus ancienne, bien plus profonde, presque vertigineuse quand on se plonge dedans.
Imaginez : nous sommes en 1675. Louis XIV règne en maître absolu. La Bretagne, encore marquée par son indépendance récente perdue, ploie sous de nouvelles taxes. Et dans le centre-ouest de la région, dans cette terre rude du Poher, un homme décide que trop, c’est trop.
Un bonnet rouge devenu étendard de la colère populaire
Ce bonnet, à l’origine, c’est simplement le couvre-chef quotidien des paysans. En laine rouge, pratique, chaleureux. Rien de révolutionnaire au premier abord. Et puis, un jour de printemps 1675, il devient autre chose. Un signe de reconnaissance. Un drapeau. Un cri silencieux que l’on porte sur la tête.
L’histoire commence réellement avec la révolte du papier timbré. Le pouvoir royal, en manque chronique d’argent pour financer ses guerres fastueuses, invente de nouvelles taxes. Tout acte officiel doit désormais être rédigé sur du papier portant un timbre fiscal. Naissances, mariages, contrats, successions… tout passe à la caisse. Et comme si ça ne suffisait pas, une autre taxe frappe le tabac et la vaisselle d’étain. Dans une région déjà écrasée par la gabelle (l’impôt sur le sel), c’est l’étincelle.
Sébastien Le Balp, l’homme qui a dit non
Dans le petit bourg de Carhaix, un notaire de campagne prend la tête de la contestation. Sébastien Le Balp n’est pas un agitateur professionnel. C’est un homme cultivé, respecté, qui connaît la valeur des mots et des actes notariés. Et c’est précisément parce qu’il maîtrise le droit qu’il mesure l’injustice.
En quelques semaines, il organise. Il rédige des placards incendiaires, appelle les paroisses à se soulever. Le message est clair : on détruit les bureaux du timbre, on brûle les registres, on chasse les agents du fisc. Et surtout, on arbore le bonnet rouge pour se reconnaître entre révoltés.
« Il a organisé la révolte, détruit les papiers timbrés et s’est attaqué aux symboles des différentes formes d’oppressions fiscales et seigneuriales. »
– Un descendant direct, encore passionné par cette épopée
Ce qui frappe, quand on lit les archives de l’époque, c’est la rapidité de l’embrasement. En quelques jours, ce sont des milliers d’hommes – et de femmes – qui rejoignent le mouvement. On parle de 30 000 personnes, parfois plus selon les sources. Des paysans, bien sûr, mais aussi des artisans, des petits bourgeois de campagne. Toute une société rurale qui se soulève.
1675 : une répression terrible
Louis XIV, d’abord surpris par l’ampleur, envoie l’armée. Les dragons du roi débarquent. Les villages sont mis à sac. Les meneurs, quand ils sont pris, finissent roués vifs ou pendus. Sébastien Le Balp lui-même est capturé, torturé, exécuté. Son corps est écartelé et exposé aux quatre coins de la région pour l’exemple.
Et pourtant… pourtant, le bonnet rouge ne meurt pas avec eux.
Il reste dans les mémoires. Il devient légende. On le ressort en 1718 lors d’une autre révolte contre les impôts. Puis au XIXe siècle, lors des soubresauts républicains. Et même pendant la Révolution française – certains historiens y voient une filiation directe. Les cahiers de doléances bretons reprennent des revendications étonnamment proches de celles de 1675.
2013 : le retour inattendu du symbole
Et puis arrive l’automne 2013. L’écotaxe. Ces portiques qui devaient faire payer les camions sur les routes nationales. En Bretagne, terre de transport routier et d’agriculture, la mesure passe mal. Très mal.
Un jour, quelqu’un ressort le vieux symbole. Un bonnet rouge. Et là, c’est l’explosion. Des dizaines de milliers de personnes dans les rues. Des portiques incendiés. Une mobilisation qui dépasse largement la seule question de l’écotaxe et qui parle de désindustrialisation, de sentiment d’abandon, d’identité régionale blessée.
Ce qui me fascine, c’est cette continuité. Trois siècles et demi plus tard, le même geste : mettre un bonnet rouge pour dire « ça suffit ».
Une exposition qui sort de l’oubli des documents inédits
C’est pour raconter tout ça – et bien plus – qu’une petite commune du Finistère, Kergloff, au cœur du Poher, a décidé d’ouvrir ses portes début décembre 2025. Trois jours seulement, mais trois jours d’une densité rare.
L’association locale Kergloff Terroir et Patrimoine a travaillé main dans la main avec Laurent Balpe – oui, un descendant direct de Sébastien Le Balp. L’homme est intarissable. Depuis plus de dix ans, il fouille archives départementales, registres paroissiaux, correspondances familiales. Il exhume des pièces que personne n’avait vues depuis des siècles.
- Des actes notariés signés de la main de Sébastien Le Balp avant la révolte
- Des lettres de révoltés emprisonnés
- Des objets ayant appartenu aux insurgés
- Des gravures d’époque montrant les exécutions
- Et même des fragments de papier timbré sauvés des flammes
La conférence du vendredi soir, animée par Laurent Balpe lui-même, promet d’être un moment fort. L’homme connaît chaque détail, chaque anecdote. Il parle de son ancêtre comme s’il l’avait côtoyé. Et quand il raconte la façon dont Sébastien Le Balp organisait les assemblées secrètes dans les chapelles ou les forêts, on a l’impression de vivre la scène.
Pourquoi cette histoire résonne encore aujourd’hui
Ce qui rend cette exposition passionnante, au-delà des documents rares, c’est qu’elle pose des questions très contemporaines.
La révolte des Bonnets rouges de 1675, c’était déjà une contestation contre une taxe perçue comme injuste et déconnectée des réalités locales. Une taxe décidée à Paris, sans concertation, qui frappait particulièrement une région périphérique. Ça ne vous rappelle rien ?
Et puis il y a cette idée que la révolte n’est pas seulement destruction. Les Bonnets rouges avaient un programme. Ils réclamaient l’abolition de taxes spécifiques, mais aussi une forme de justice sociale. Certains historiens vont jusqu’à dire que leurs idées ont irrigué les cahiers de doléances de 1789. Et si la grande Révolution devait un peu de son souffle à ces paysans bretons coiffés de rouge ?
Le bonnet rouge n’a jamais été qu’un morceau de laine. Ce qui le rendait redoutable, c’était ce qu’il portait : le refus d’une injustice acceptée par tous.
Et demain ? Le bonnet rouge a-t-il encore un avenir ?
Quand on regarde les mouvements sociaux récents, on voit que le symbole n’est pas mort. Il réapparaît dès qu’on parle de fiscalité écologique mal calibrée, de sentiment d’abandon des territoires ruraux, de fracture entre « la France d’en haut » et « la France d’en bas ».
Le bonnet rouge est devenu une sorte d’archétype. Un mème avant l’heure. Un signe que l’on ressort quand les mots ne suffisent plus.
Et c’est peut-être ça, la vraie force de cette histoire : elle nous rappelle que la colère populaire, quand elle est légitime, traverse les siècles. Elle change de forme, de prétexte, mais elle reste là, tapie, prête à resurgir quand on pousse le bouchon un peu trop loin.
Alors si vous passez dans le Finistère début décembre, faites le détour par Kergloff. Trois jours, c’est court. Mais parfois, trois jours suffisent pour comprendre trois siècles et demi d’histoire. Et peut-être, aussi, pour mieux comprendre le présent.
Parce qu’au fond, le bonnet rouge n’a jamais vraiment quitté les têtes. Il attend juste le prochain coup de vent.
Informations pratiques : Exposition « 350 ans de la révolte des Bonnets Rouges et du papier timbré » – Mairie de Kergloff (Finistère) – Du vendredi 5 au dimanche 7 décembre 2025 – Entrée libre de 10h à 18h – Conférence le vendredi 5 à 18h30.
