Il y a des lieux qu’on imagine à l’abri du pire. Des sanctuaires où l’art, la liberté, la création collective devraient protéger ceux qui y entrent. Le Théâtre du Soleil, fondé en 1964 à la Cartoucherie de Vincennes, en fait partie pour beaucoup d’entre nous. Et pourtant, depuis quelques mois, ce temple de l’utopie artistique vacille sous des accusations d’une violence inouïe.
Des témoignages de femmes, anciennes bénévoles ou salariées, parlent de harcèlement sexuel, d’agressions et même de viols, parfois sur des mineures. Des faits qui se seraient étalés sur plus de quinze ans. Ce n’est pas une rumeur de couloir. C’est une enquête judiciaire en cours, confiée à la Brigade de protection des mineurs.
Quand l’utopie théâtrale devient un cauchemar
Je me souviens encore de ma première visite à la Cartoucherie. L’odeur du bois, les voix qui résonnent dans l’immense salle, cette sensation d’être entré dans un monde à part. Le Théâtre du Soleil, c’était l’anti-théâtre commercial, le collectif absolu, la recherche sans compromis. Un rêve vivant. Et aujourd’hui, lire ces accusations, c’est comme découvrir que le décor cachait une cave humide et sombre.
Tout a vraiment explosé publiquement fin mars 2025, lorsqu’une jeune comédienne a pris la parole devant une commission parlementaire consacrée aux violences sexuelles dans les milieux culturels. Elle avait 17 ans en 2010 quand, selon ses dires, un membre de la troupe aurait tenté de la violer. Elle a décrit une pression sexuelle constante, un climat où refuser les avances pouvait vous mettre à l’écart du groupe. Un silence pesant, aussi.
Des accusations qui s’accumulent
Depuis, d’autres voix se sont levées. Huit femmes au total ont témoigné auprès d’un média d’investigation reconnu. Leurs récits font froid dans le dos :
- Des mains baladeuses sous prétexte de « travail corporel »
- Des invitations répétées dans les loges après les répétitions
- Des remarques sur le corps, le désir, la disponibilité sexuelle comme condition implicite pour « appartenir » au groupe
- Et, le plus grave, des viols sur des très jeunes femmes, parfois mineures au moment des faits
Deux hommes, anciens membres de la compagnie, sont particulièrement visés. Ils ont quitté la troupe depuis. Tous deux contestent fermement les accusations.
« Il y avait cette idée que tout était permis au nom de la liberté artistique, de la transgression. Refuser, c’était trahir l’esprit du collectif. »
— Témoignage anonyme recueilli en 2025
La réponse officielle : entre reconnaissance et déni
Face à la tempête, la troupe a publié un communiqué début décembre 2025. Le ton est prudent, presque douloureux. On y lit une reconnaissance claire de la gravité extrême des faits dénoncés. Mais aussi un refus net de parler d’abus systémiques ou de sectarisme. Pour la compagnie, ces accusations portent atteinte à « son honneur » et à « son histoire ».
Difficile de ne pas y voir une forme de défense corporatiste. D’un côté, on admet que des crimes ont été commis. De l’autre, on rejette l’idée qu’ils auraient été possibles parce que le fonctionnement même du lieu les favorisait. C’est un peu comme dire : « Oui, il y a eu des monstres parmi nous, mais le système, lui, est sain. »
Et pourtant, plusieurs témoignages convergent sur un point : le poids écrasant de la figure tutélaire. Une metteuse en scène historique, adulée, respectée, parfois crainte. Une autorité qui, selon certaines anciennes membres, aurait fermé les yeux, minimisé, ou tout simplement ne pas voulu voir.
Un fonctionnement qui interroge
Le Théâtre du Soleil, ce n’est pas une entreprise comme les autres. C’est un collectif où l’on vit ensemble, où l’on partage tout – les repas, les tâches, les nuits parfois. Une forme d’idéal communautaire qui peut vite devenir étouffante. Quand les frontières entre vie privée et vie professionnelle s’effacent, les risques de dérives augmentent.
J’ai discuté avec d’anciens stagiaires, des techniciens qui ont passé des années là-bas. Beaucoup gardent une affection immense pour le lieu. Mais certains avouent, à demi-mot, que « c’était intense », que « les émotions étaient à fleur de peau », que « parfois, on ne savait plus où s’arrêter ».
Et puis il y a cette culture du secret. Parler à l’extérieur, c’était trahir. Critiquer, c’était ne pas comprendre l’esprit du Soleil. Un entre-soi qui, dans le pire des cas, peut protéger les prédateurs.
Les mesures prises : trop peu, trop tard ?
Après les premières révélations, la troupe a lancé une enquête interne. Conclue au printemps 2025. Deux personnes ont été exclues. Une référente violences sexuelles a été nommée – mais seulement en 2024, après un premier signalement jugé « inapproprié ».
Beaucoup y voient une réaction tardive, presque forcée par les événements. Comme si le réveil avait été brutal.
Et maintenant ?
L’enquête judiciaire suit son cours. Les victimes sont entendues. Les mis en cause aussi. La justice fera son travail, espérons-le, avec toute la rigueur nécessaire – surtout quand des mineures sont concernées.
Mais au-delà des responsabilités individuelles, cette affaire pose une question plus large : comment des lieux censés incarner les valeurs les plus nobles peuvent-ils devenir des terrains de chasse ? Comment l’idéal collectif peut-il se retourner en cauchemar ?
Le Théâtre du Soleil n’est pas le premier. Ni le dernier, malheureusement. Le cinéma, la musique, le sport, la politique… Partout où il y a du pouvoir, de l’admiration, de la dépendance affective ou professionnelle, le risque existe.
Ce qui est nouveau, c’est que la parole se libère. Lentement. Difficilement. Avec des conséquences terribles pour les victimes qui osent parler. Mais aussi, peut-être, la possibilité d’un vrai changement.
Le rideau n’est pas encore tombé sur cette histoire. Et quelque part, c’est tant mieux. Parce que tant que la lumière n’aura pas été faite, complètement, sans compromis, l’ombre restera.
Personnellement, je ne sais plus trop quoi penser quand je passe devant la Cartoucherie désormais. Le bâtiment est toujours là, majestueux, un peu à l’écart du monde. Mais quelque chose s’est fissuré. Et ça, aucun spectacle, aussi magnifique soit-il, ne pourra le masquer complètement.
