Il y a quelques jours, j’ai croisé une maman dans le parc. Son fils, 8 ans peut-être, courait à trois mètres d’elle. Elle le rappelait sans cesse : « Ne va pas trop loin ! Reste où je te vois ! » L’enfant ralentissait, jetait un œil dépité vers les balançoires, puis revenait. Cette scène, je l’ai vue cent fois. Et à chaque fois, la même question me trotte dans la tête : quand est-ce qu’on a commencé à mettre nos gosses sous cloche ?
L’autonomie des enfants a fondu comme neige au soleil
Remettons les pendules à l’heure. Au début du siècle dernier, un gamin britannique pouvait marcher près de dix kilomètres seul pour aller pêcher. Oui, dix bornes. Aujourd’hui, le rayon moyen d’exploration d’un enfant de 9-10 ans tourne autour de 300 à 500 mètres maximum autour de la maison. Parfois moins. C’est pas une impression, c’est mesuré.
En France, c’est pareil, voire pire dans les grandes villes. Aller acheter le pain seul à 7 ans ? Impensable pour 90 % des parents que je connais. Descendre jouer dans la cour sans adulte ? Seulement si l’immeuble est fermé à double tour et que la gardienne fait office de vigile. On a transformé nos enfants en enfants d’intérieur, comme on dit outre-Manche, ou plus poétiquement : des enfants sous cloche.
La peur a changé de camp
Quand j’étais gosse dans les années 90, on sortait après l’école, on rentrait quand les lampadaires s’allumaient. Point. Mes parents savaient vaguement dans quelle rue je traînais, mais ils ne paniquaient pas si j’étais en retard de vingt minutes. Aujourd’hui, un retard de cinq minutes déclenche une géolocalisation en direct.
La peur n’est plus la même. Avant, on avait peur que l’enfant se fasse mal en grimpant aux arbres ou en faisant du vélo sans casque. Aujourd’hui, la grande terreur, c’est l’inconnu humain : le kidnapping, l’accident de voiture, le « pervers » imaginaire tapi derrière chaque buisson. Pourtant, statistiquement, le risque d’enlèvement par un inconnu est infime. Mais les faits divers, eux, font la une pendant des semaines.
« On préfère être traités de parents poules que de se retrouver au journal de 20 heures. »
Une maman croisée dans un square à Paris, 2024
Les écrans : la prison dorée
Et puis il y a les écrans. Soyons honnêtes : c’est tellement plus simple de laisser un enfant devant une tablette que de le pousser dehors quand il pleut ou qu’il fait nuit à 17 h 30. Résultat ? Les gamins passent en moyenne trois à quatre heures par jour devant un écran dès le primaire. Et quand ils sortent, c’est encadré, organisé, en colonie de vacances ou en cours de foot.
Le jeu libre, celui où on invente des cabanes avec trois planches et où on se dispute pour savoir qui est le chef de la bande, ce jeu-là a presque disparu des villes. À la place : les aires de jeux en caoutchouc mou, surveillées, normées, sans risque. Pratique, mais tristement fade.
- Moins de bagarres = moins d’apprentissage de la négociation
- Moins de bleus = moins de gestion de la douleur physique
- Moins de solitude = moins de ressources intérieures
- Moins de transgression = moins de prise de responsabilité
L’hyperparentalité, ce sport national
On appelle ça l’hyperparentalité. Tout doit être optimisé, sécurisé, enrichissant. L’enfant n’a plus le droit à l’ennui, encore moins au danger. On planifie ses mercredis comme un agenda de ministre. Ateliers cirque, anglais dès la maternelle, stages de coding à 9 ans. Le temps libre non structuré ? Une denrée rare.
Et pourtant, les psychologues le répètent : c’est dans le vide, dans l’imprévu, que l’enfant construit sa personnalité. Quand il n’y a rien à faire, il invente. Quand il a peur tout seul dans le noir, il apprend à se rassurer. Quand il se perd dans le quartier, il développe son sens de l’orientation et sa confiance en lui.
Au lieu de ça, on fabrique des petits êtres dépendants, qui paniquent à l’idée de traverser la rue sans maman et qui appellent leurs parents dès qu’un copain les embête à la récré.
Les villes ne sont plus faites pour les enfants
Il n’y a pas que les parents dans l’histoire. Les villes aussi ont changé. Les terrains vagues ont laissé place à des parkings. Les rues sont envahies de voitures. Les squares sont minuscules et souvent fermés la nuit. Dans certains quartiers, il n’y a tout simplement plus d’endroit où un gamin peut traîner sans déranger personne.
En banlieue pavillonnaire, c’est parfois pire : pas de trottoirs, pas de commerces à proximité, des lotissements où l’enfant qui marche seul est immédiatement repéré comme « suspect ». Résultat : on le dépose en voiture partout. À l’école, chez le copain, au foot. Il ne marche jamais nulle part.
Et les conséquences, on en parle ?
Elles sont lourdes. D’abord physiques : augmentation de la myopie, de l’obésité, déficit de vitamine D. Ensuite psychologiques : anxiété, manque de confiance en soi, difficulté à gérer la frustration. Des études montrent que les enfants qui n’ont jamais eu à se débrouiller seuls ont plus de mal à l’adolescence, puis à l’âge adulte.
J’ai discuté avec une prof de collège l’autre jour. Elle me disait : « Les sixièmes arrivent terrorisés. Ils n’ont jamais pris le bus seuls, jamais géré un conflit sans adulte. Le moindre devoir à la maison non accompagné, c’est la crise. » Ça donne le ton.
Et si on lâchait un peu la bride ?
Attention, je ne dis pas qu’il faut renvoyer son gamin de 6 ans faire les courses à l’autre bout de la ville. Mais peut-être qu’on pourrait commencer petit. L’accompagner jusqu’à l’école à pied en le laissant marcher dix mètres devant. Le laisser descendre jouer dans la cour sans rester planté derrière lui. Lui confier la mission d’aller acheter deux croissants au boulanger du coin, avec vous qui attendez discrètement à la porte.
Il y a des pays où ça se fait encore. Au Japon, les enfants de primaire prennent le métro seuls. En Allemagne ou au Danemark, les écoles organisent des journées « sans parents » dès la grande section. Résultat : des gamins débrouillards, confiants, et des parents… vivants.
Je ne vais pas vous mentir : la première fois que j’ai laissé mon fils de 9 ans aller seul au Franprix du coin de la rue (150 mètres), j’ai eu les mains moites pendant dix minutes. Il est revenu fier comme Artaban avec les œufs et le lait. Et moi, j’ai compris que le plus dur, ce n’était pas pour lui. C’était pour moi.
« La liberté des enfants commence là où s’arrête l’angoisse des parents. »
Alors oui, le monde n’est pas parfait. Oui, il y a des risques. Mais il y en a toujours eu. Et si on arrêtait de transmettre notre peur à nos enfants ? Si on leur faisait confiance, un petit peu plus chaque jour ? Peut-être qu’on élèverait une génération capable de traverser la rue… et le monde.
Parce qu’au final, la plus grande prison, ce n’est pas la cloche. C’est celle qu’on construit dans leur tête quand on leur répète sans cesse que le monde est trop dangereux pour eux.
Et vous, jusqu’où laissez-vous vos enfants aller seuls ? Dites-le moi en commentaire. On en parle ensemble.
