Il y a des nuits où le silence d’une cité se brise d’un coup, comme un verre qu’on lâche par terre. Le 15 juillet 2019, au Clos Saint-Lazare à Stains, c’est exactement ce qui s’est passé. Deux jeunes hommes, Soriba, 26 ans, et son ami Bakari, 29 ans, sont tombés sous les balles dans le hall de leur immeuble. Le frère de Bakari, Dembo, alors âgé de 24 ans, a réchappé de justesse à la fusillade. Six ans après, le procès qui s’est ouvert à Bobigny continue de faire trembler les murs de la cour d’assises.
Franchement, quand on suit ce genre d’affaire de près, on sent parfois la justice coincée entre deux mondes : celui des textes de loi et celui, impitoyable, des règles de la rue. Et c’est précisément ce qu’ont voulu rappeler les deux magistrates lors de leurs réquisitions, il y a quelques jours à peine.
Une audience où la loi a voulu parler plus fort que la cité
Elles l’ont dit clairement : il s’agissait de faire entendre « la loi pénale contre la loi de la cité ». Phrase lourde de sens. Parce que derrière les faits bruts – un double assassinat et une tentative – se cache tout un système de vendettas, de territoires, de trafics qui gangrène certaines zones depuis trop longtemps.
Six hommes dans le box. Tous risquent la perpétuité. Pourtant, à l’issue de trois semaines d’audience, les avocates générales n’ont pas tapé au même niveau sur chacun. C’est même l’inverse : cinq peines très lourdes requises, et un acquittement pur et simple demandé pour l’un d’eux.
Jusqu’à 30 ans de réclusion criminelle
Trente ans. C’est la peine maximale réclamée contre plusieurs des principaux accusés. Avec, en prime, une période de sûreté aux deux tiers, ce qui signifie concrètement que la porte de la prison reste fermée très longtemps. La plupart de ces hommes étaient déjà connus pour des affaires liées au trafic de stupéfiants. La récidive légale a évidemment pesé dans la balance.
« Qu’est-ce qu’on peut faire, dans nos robes, face à cette loi de la cité ? »
– L’une des avocates générales, lors des réquisitions
La question a résonné dans la salle. Parce qu’elle dit tout du fossé. D’un côté des magistrats qui appliquent le code pénal, de l’autre un univers parallèle où la moindre insulte peut valoir une balle.
Un acquittement qui surprend
Et puis il y a ce sixième homme. Celui pour lequel l’accusation elle-même demande l’acquittement. Pourquoi ? Les éléments à charge seraient trop fragiles, les témoignages trop contradictoires, les indices matériels quasi inexistants. C’est rare, dans ce type de dossier ultra-sensible, que le parquet lâche ainsi un accusé. Ça montre à quel point le doute peut parfois s’immiscer, même dans les affaires les plus graves.
Moi, ce qui me frappe, c’est la solitude de ces dossiers. On parle de morts violentes, de familles déchirées, mais derrière chaque accusé il y a aussi des parcours cabossés, des enfances dans les mêmes tours, parfois les mêmes cages d’escalier. Ça n’excuse rien, bien sûr. Mais ça complique terriblement le travail des jurés.
Retour sur les faits : une nuit d’été qui a basculé
Reprenons depuis le début. Nous sommes dans la nuit du 15 au 16 juillet 2019. Il fait lourd, comme souvent en région parisienne à cette période. Bakari et son frère Dembo traînent dans la cité. Soriba est avec eux. Rien ne laisse présager le drame, ou peut-être que si, quand on connaît les tensions qui couvaient depuis des mois autour du trafic local.
Vers 2 heures du matin, plusieurs individus armés déboulent. Les tirs claquent. Bakari et Soriba s’effondrent dans le hall de l’immeuble où ils ont tenté de se réfugier. Dembo, grièvement blessé, parvient à s’en sortir. Les tueurs repartent aussi vite qu’ils sont arrivés. Pas de revendication, pas de mot laissé sur place. Juste deux corps et un survivant qui va porter le poids de cette nuit toute sa vie.
- Deux armes de poing utilisées
- Plusieurs dizaines de douilles retrouvées
- Aucune caméra de vidéosurveillance opérationnelle dans le hall
- Des témoins qui ont tout vu… mais qui, pendant longtemps, n’ont rien dit
Le silence, encore et toujours. Ce mur que la justice se prend en pleine figure à chaque fois qu’elle enquête dans certains quartiers.
Des accusés qui nient tout en bloc
Pendant trois semaines, les six hommes ont répété la même chose : « J’y étais pas. Je connais pas. On me met ça sur le dos parce que j’étais déjà connu des services. » Classique. Mais dans ce genre de dossier, les preuves directes sont rares. On travaille sur des écoutes, des rapprochements téléphoniques, des témoignages tardifs, des éléments indirects qui s’accumulent.
Et puis il y a les « repentis », ces témoins qui, des années après, acceptent enfin de parler. Parfois contre une réduction de peine, parfois par lassitude. Leurs déclarations ont évidemment été au cœur des débats. Crédibles ? Manipulés ? Les avocats de la défense n’ont pas manqué de pointer les incohérences, les rancœurs anciennes, les intérêts personnels.
La récidive, ce mot qui pèse lourd
Presque tous les accusés visés par les peines les plus lourdes étaient en récidive légale. Trafic de stupéfiants, port d’arme, violence en réunion… Des casiers déjà bien remplis. Pour les magistrates, c’était un argument supplémentaire : ces hommes savaient très bien où ils mettaient les pieds. Ils connaissaient les risques. Et pourtant.
Trente ans avec deux tiers de sûreté, ça veut dire sortie à plus de 60 ans pour certains. Une vie entière derrière les barreaux. C’est le prix, selon l’accusation, d’avoir franchi la ligne rouge.
Et maintenant ?
Les plaidoiries de la défense ont commencé. Elles vont durer plusieurs jours. On imagine qu’elles vont insister sur le doute, sur les failles de l’enquête, sur les vies brisées des accusés eux-mêmes. Les familles des victimes, elles, attendent. Elles attendent depuis six ans. Elles attendent une forme de reconnaissance, même si tout le monde sait que rien ne ramènera Soriba et Bakari.
Le verdict est attendu en fin de semaine ou début de la suivante. Quelle que soit l’issue, une chose est sûre : cette affaire laissera des traces. Dans la cité, dans les familles, dans les mémoires. Parce qu’en banlieue, comme ailleurs, la violence laisse toujours des cicatrices que le temps peine à refermer.
Et nous, on continue de se poser la même question : jusqu’à quand ?
(Article mis à jour après les réquisitions – le délibéré est en cours)
