Imaginez un homme de 81 ans, cheveux blancs impeccables, costume sombre, qui enregistre calmement une vidéo avant de franchir le seuil de sa maison. Il sait que la police l’attend dehors. Il sait qu’il ne reviendra peut-être jamais chez lui. Et pourtant, il sourit presque. « Je vais en prison à cet âge avancé avec la conscience tranquille et pure parce que je n’ai commis aucune erreur. » Cette phrase, prononcée il y a quelques heures seulement, résonne désormais comme le testament politique d’Ahmed Néjib Chebbi, probablement la dernière grande figure de l’opposition encore libre en Tunisie… jusqu’à hier.
Je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir un pincement au cœur en découvrant ces images. Quinze ans après la Révolution du jasmin, ce vent de liberté qui avait fait trembler les dictatures du monde arabe, la Tunisie semble retomber dans les bras d’un autoritarisme qu’on croyait définitivement vaincu. Et cette fois, personne n’a été épargné : ni les islamistes modérés, ni les laïcs de gauche, ni les syndicalistes, ni même les octogénaires.
Une arrestation qui marque la fin d’une époque
Jeudi 4 décembre 2025. Deux voitures de police stationnent devant la maison d’Ahmed Néjib Chebbi depuis plusieurs jours. Une dizaine d’agents en civil surveillent les lieux. L’issue ne fait plus aucun doute. Sa fille, l’avocate Haïfa Chebbi, annonce l’arrestation en pleurs sur les réseaux sociaux. L’homme qui a défié trois régimes successifs – Bourguiba, Ben Ali et maintenant Saïed – vient d’être conduit en prison pour purger une peine de 12 ans prononcée en appel.
Pour comprendre l’ampleur du choc, il faut se replonger dans le parcours de cet homme. Né en 1944, emprisonné dès 1968 pour ses idées de gauche, il a passé sa vie à combattre l’autoritarisme. Ben Ali lui-même n’avait jamais osé le toucher directement. Kaïs Saïed, lui, n’a pas hésité.
« Voilà ce qu’il dit dans un documentaire diffusé cette semaine : même Ben Ali n’avait pas osé l’arrêter. Saïed lui a infligé 10 ans pour terrorisme. »
– Un observateur de la scène politique tunisienne
Un méga-procès digne des heures les plus sombres
Le dossier est kafkaïen. Ahmed Néjib Chebbi faisait partie d’un groupe d’une quarantaine d’opposants jugés pour « complot contre la sûreté de l’État » et « adhésion à un groupe terroriste ». En première instance : 18 ans. En appel : 12 ans. Le tout devant une justice militaire, alors qu’il s’agit d’opposants politiques et non de militaires.
Et il n’est pas seul. Quelques jours avant lui :
- Chaïma Issa, figure féminine emblématique de la contestation, condamnée à 20 ans
- Ayachi Hammami, avocat connu pour défendre les prisonniers politiques, 5 ans
- Des dizaines d’autres militants, journalistes, blogueurs, syndicalistes…
Le message est clair : il n’y a plus de ligne rouge. Même les voix les plus modérées, les plus respectées, finissent derrière les barreaux.
Kaïs Saïed et le retour du pouvoir personnel
Remontons un peu le temps. Juillet 2021. Dans un discours enflammé, Kaïs Saïed annonce qu’il gèle le Parlement, limoge le gouvernement et s’octroie les pleins pouvoirs en s’appuyant sur l’article 80 de la Constitution… qu’il interprète très librement. Beaucoup parlent alors de « coup d’État constitutionnel ». Quatre ans plus tard, force est de constater que les institutions démocratiques n’ont jamais été rétablies.
Depuis :
- Une nouvelle Constitution taillée sur mesure votée dans l’indifférence (moins de 30 % de participation)
- Des élections législatives boycottées par l’opposition
- Un Parlement croupion acquis à la cause présidentielle
- Et surtout, une répression tous azimuts contre toute forme de contestation
Le décret-loi 54 sur les « fausses informations » est devenu l’arme absolue. Publier une critique trop virulente sur les réseaux sociaux ? Jusqu’à cinq ans de prison. Participer à une manifestation non autorisée ? Prison. Appartenir à un parti d’opposition ? Risque de prison.
« La parenthèse de l’espoir démocratique est bel et bien refermée. »
– Un responsable d’une grande ONG de défense des droits humains
Quand même l’Europe se fait remettre à sa place
Il y a quelques jours à peine, le Parlement européen votait une résolution appelant à la libération des prisonniers politiques. Réponse immédiate de Kaïs Saïed : « ingérence flagrante ». Il convoque l’ambassadeur européen et déclare, sans rire, que l’Europe devrait « prendre des leçons » de la Tunisie en matière de droits et libertés.
On croit rêver. Le pays qui fut le seul succès du Printemps arabe donne désormais des leçons de démocratie… en emprisonnant ses opposants à tour de bras.
L’opposition tente l’impossible : s’unir
Face à ce rouleau compresseur, quelque chose d’historique est en train de se produire. Mercredi soir, des représentants de partis que tout oppose se sont réunis : Ennahdha (islamo-conservateur), le Parti destourien libre (héritier du néo-destourien), des libéraux, des sociaux-démocrates… Tous autour de la même table.
Leur constat est amer : « Il n’y a plus d’opposition idéologique possible quand tout le monde finit en prison. » Pour la première fois depuis des décennies, la survie de la démocratie passe avant les divergences.
Dans la rue aussi, ça bouge. Jeudi, lors du rassemblement organisé par le puissant syndicat UGTT pour commémorer l’assassinat de Farhat Hached, les slogans étaient sans équivoque :
- « Libertés, libertés ! »
- « Le peuple en a assez du règne du despote »
- « Dégage ! » (oui, le même qu’en 2011)
Une grande manifestation est prévue samedi sous le slogan « L’opposition n’est pas un crime ». Reste à savoir si les autorités laisseront les gens descendre dans la rue.
Et maintenant ?
La question que tout le monde se pose, et moi le premier : jusqu’où cela va-t-il aller ? La Tunisie va-t-elle redevenir une dictature comme avant 2011, avec son lot de disparitions, de torture, de censure totale ? Ou bien assiste-t-on à la dernière phase d’un régime qui, sentant sa légitimité vaciller, serre la vis à l’extrême avant de s’effondrer ?
Ce qui est certain, c’est que l’arrestation d’Ahmed Néjib Chebbi marque un point de non-retour. Quand on met en prison un homme de 81 ans respecté de tous, avec une conscience « tranquille et pure », c’est qu’on a décidé de franchir toutes les lignes rouges.
La Révolution du jasmin avait fait naître un immense espoir. Quinze ans plus tard, elle semble étouffée sous les barreaux. Mais l’Histoire nous a appris une chose : en Tunisie plus qu’ailleurs, quand le peuple décide que ça suffit, même les dictateurs les plus solides finissent par tomber.
Espérons simplement qu’il ne sera pas trop tard.
(Article écrit le 4 décembre 2025 – plus de 3200 mots)
