Vous est-il déjà arrivé de conduire tellement fatigué que vous auriez donné n’importe quoi pour que quelqu’un prenne le volant à votre place ? Moi oui, après un Paris-Nice de nuit. Mais confier un bus de 12 tonnes avec le logo de la ville à un copain qui n’a même pas le permis D ? Là, on entre dans une autre dimension.
C’est pourtant exactement ce qui s’est passé dans la nuit du 2 au 3 décembre dernier sur la ligne 10, cette ligne qui grimpe vers l’hôpital l’Archet et le campus Carlone, dans les hauteurs ouest de Nice. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’histoire fait jaser jusqu’aux couloirs de la métropole.
Une décision qui défie l’entendement
Minuit passé. Le chauffeur, embauché depuis environ un an, termine son tour. Il se sent « crevé », selon ses propres mots rapportés ensuite. À un arrêt désert – aucun passager à bord, heureusement – il tend simplement les clés à un ami qui l’accompagne. L’ami en question n’a ni formation, ni habilitation, ni probablement l’envie de finir en prison. Mais il prend le volant quand même.
Quelques virages plus tard, sur ces routes étroites et pentues que les habitués connaissent bien, le bus dévie et vient s’encastrer dans une Clio garée le long d’une résidence. Le choc est violent. La voiture de l’étudiante en médecine qui la possède est bonne pour la casse, mais miraculeusement personne n’est grièvement blessé.
« En trente ans de boîte, je n’avais jamais vu ça. Jamais. »
Un syndicaliste historique du réseau
Réaction immédiate des autorités
La régie des transports n’a pas traîné. Dès le lendemain matin, le chauffeur est mis à pied à titre conservatoire et une procédure de révocation est lancée. La ville, propriétaire du réseau, a porté plainte contre les deux hommes pour mise en danger de la vie d’autrui et conduite sans permis adapté. L’ami, lui, risque gros : confiscation du véhicule, amende, prison avec sursis… le pack complet.
Mais au-delà du fait divers, l’affaire a très vite pris une tournure politique, comme souvent dès qu’on touche à la gestion municipale à moins d’un an des élections.
L’opposition dégaine la première
À gauche, on crie au scandale structurel. Les élus écologistes et communistes pointent une fatigue chronique des agents, des plannings trop chargés, un turn-over important et surtout un manque criant de formation continue. Ils demandent un audit complet de la sécurité et des conditions de travail.
- Agressions répétées contre les conducteurs
- Réorganisations imposées sans dialogue social
- Absence de vraies pauses sur certaines lignes de nuit
- Système de codes d’accès qui, visiblement, n’empêche pas grand-chose
De l’autre côté, les responsables du réseau se défendent en rappelant qu’il y a entre 950 et 1 000 chauffeurs sur le réseau bus + tram et que ce genre d’incident reste ultra-rare. Selon eux, rien ne laissait présager un tel comportement chez l’intéressé.
La fatigue, ce fléau silencieux des chauffeurs
Ce qui frappe dans cette histoire, c’est à quel point la fatigue est devenue un sujet tabou dans beaucoup de métiers exposed 24 h/24. On parle souvent des routiers ou des médecins, mais rarement des chauffeurs de bus urbains. Pourtant, les amplitudes peuvent dépasser 12 heures avec des découchés, des prises de service à 4 h du matin ou des fins à 2 h.
Et quand la fatigue s’installe, le cerveau cherche des solutions… parfois complètement irrationnelles. Donner les clés à un ami ? Dans l’esprit embrumé d’un conducteur épuisé, ça a dû paraître logique sur le moment. Terrifiant, mais logique.
« On court après le planning H24. On n’a plus le temps de souffler, encore moins de dormir correctement. »
Un chauffeur anonyme, cité dans plusieurs témoignages internes
Et les usagers dans tout ça ?
Imaginons une seconde qu’il y ait eu des passagers à bord. Ou que la Clio emboutie ait été occupée. Ou que le bus ait croisé une moto dans un virage… L’affaire aurait pu tourner au drame national. Et là, on ne parlerait plus seulement de révocation, mais de procès pour homicide involontaire.
Ce qui est fou, c’est que les bus modernes sont bourrés de technologies : géolocalisation, caméras, boîtes noires, alertes vigilance… Mais rien ne remplace le bon sens humain. Et quand celui-ci a complètement lâché cette nuit-là.
Vers un électrochoc salutaire ?
Paradoxalement, cette histoire complètement dingue pourrait faire avancer les choses. Les demandes d’audit, de renforcement de la formation, de meilleure prise en compte de la fatigue risquent de trouver un écho plus fort maintenant que tout le monde en parle.
Parce que soyons honnêtes : si un chauffeur en arrive à confier un bus de 18 tonnes à un parfait inconnu, c’est que quelque chose cloche profondément dans l’organisation. Et ce n’est pas en virant un seul agent qu’on réglera le problème de fond.
Alors oui, le geste est impardonnable. Oui, les deux hommes vont payer cher leur inconscience. Mais cette affaire nous renvoie aussi à nos propres responsabilités collectives : combien de fois acceptons-nous, usagers, élus, dirigeants, que les transports publics tournent avec des agents à bout ?
La prochaine fois que vous prendrez le bus de nuit à Nice – ou ailleurs – regardez un peu le chauffeur. S’il a les yeux rouges et le visage fermé, peut-être que ce n’est pas juste « quelqu’un qui n’aime pas son boulot ». Peut-être que c’est quelqu’un qui n’a simplement plus dormi depuis trop longtemps.
Et ça, ça concerne tout le monde.
PS : l’étudiante dont la Clio a été détruite a posté une story Instagram devenue virale dans les facs niçoises : « Merci le bus pour le lift… direction le garage ». L’humour noir des nouvelles générations, toujours.
