Vous est-il déjà arrivé de vous demander jusqu’où peut aller la pression au travail ? Moi oui, surtout quand je repense à cette période sombre, entre 2007 et 2010, où des salariés d’une grande entreprise française se donnaient la mort en laissant parfois une lettre accusant directement leur employeur. Ce n’était pas une petite PME, non. C’était France Télécom, devenue Orange depuis. Et aujourd’hui, quinze ans plus tard, la République vient enfin de trancher dans le vif : l’ancien PDG et plusieurs cadres perdent leur Légion d’honneur.
C’est le genre de nouvelle qui fait l’effet d’un électrochoc, même si on l’attendait depuis longtemps.
Une décoration qui n’a plus lieu d’être
Le 2 décembre 2025, un décret signé par le Président de la République a rayé Didier Lombard, 83 ans, de l’ordre de la Légion d’honneur. Le texte est sans appel : exclusion définitive et interdiction de porter toute décoration relevant de la Grande Chancellerie. Son ancien numéro 2, Louis-Pierre Wénès, ainsi que l’ex-DRH Olivier Barberot et Brigitte Dumont, ancienne directrice adjointe, subissent le même sort. Didier Lombard est même exclu de l’ordre national du Mérite. Bref, tout le symbole républicain leur est retiré.
Pourquoi maintenant ? Parce que leur condamnation pour harcèlement moral institutionnel est devenue définitive depuis janvier 2025, après le rejet de leur pourvoi en cassation. Un an de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende chacun. Une peine allégée par rapport à 2019, mais suffisante pour déclencher la procédure disciplinaire prévue par le code de la Légion d’honneur : toute condamnation correctionnelle peut entraîner l’exclusion.
« Toute condamnation pénale ou tout acte contraire à l’honneur commis par un décoré peut justifier une procédure disciplinaire »
Code de la Légion d’honneur, article R92
En clair : on ne peut pas garder la plus haute distinction française quand on a été reconnu coupable d’avoir poussé des salariés au désespoir.
Retour sur une tragédie qui a bouleversé la France
Revenons un peu en arrière, parce que cette affaire n’est pas sortie de nulle part. En 2004, France Télécom est privatisée. L’État n’est plus majoritaire, il faut devenir compétitif, rentable, moderne. Didier Lombard arrive à la tête du groupe en 2005 avec une mission claire : faire partir 22 000 personnes en trois ans tout en déplaçant 10 000 autres postes. Sur 120 000 salariés, ça fait beaucoup.
Le problème ? La quasi-totalité des agents étaient fonctionnaires. Impossible de les licencier économiquement. La direction choisit alors une stratégie que la justice qualifiera plus tard de « méthodes interdites » : créer un climat tellement invivable que les gens partent d’eux-mêmes.
- Objectifs chiffrés de départs imposés aux managers
- Mobilités géographiques forcées tous les trois ans
- Suppressions de bureaux, placardisations
- Formations bidon pour « réorienter » vers des métiers qui n’existaient pas
- Phrase célèbre de Didier Lombard : « Je les ferai partir par la porte ou par la fenêtre »
Le résultat ? Une vague de suicides sans précédent dans une grande entreprise française. 35 cas officiellement reconnus entre 2008 et 2010, mais les associations de victimes en comptent près de 60 sur la période 2006-2011. Des techniciens, des cadres, des femmes, des hommes. Certains se sont passés à l’acte sur leur lieu de travail. D’autres ont laissé des lettres accablantes.
Je me souviens particulièrement du cas de Michel Deparis, technicien à Marseille, qui s’est suicidé en juillet 2009 en écrivant : « Je me suicide à cause de France Télécom. C’est la seule cause. » Ce drame a été le déclencheur médiatique. Après lui, plus rien ne sera comme avant.
Une première judiciaire historique
Ce qui rend cette affaire unique, c’est qu’elle a abouti à la première condamnation d’une entreprise du CAC 40 pour harcèlement moral institutionnel. Pas juste un manager isolé, non : tout un système organisé depuis le sommet.
En 2019, le tribunal correctionnel de Paris avait frappé fort : 4 mois de prison ferme pour les dirigeants et 75 000 euros d’amende (le maximum) pour l’entreprise. En appel, les peines ont été ramenées à du sursis, mais le principe reste intact. La Cour de cassation a confirmé le tout.
Et là, je me permets une petite réflexion personnelle : on condamne enfin la logique du « coût humain » dans les restructurations. Pendant des années, on nous a vendu que « c’était la crise », que « c’était inévitable ». Mais non. Mettre des objectifs chiffrés de départs en humiliant les gens, ce n’est pas inévitable. C’est un choix.
Pourquoi le retrait de la Légion d’honneur est symboliquement énorme
La Légion d’honneur, ce n’est pas un gadget. C’est la reconnaissance de la Nation pour services exceptionnels. Didier Lombard l’avait reçue en 2002, quand tout allait bien, quand il était vu comme un grand patron modernisateur. La retirer aujourd’hui, c’est dire : « Ce que vous avez fait ensuite annule tout le reste.
C’est aussi répondre à une demande ancienne des syndicats et des familles de victimes. Dès février 2025, la CFE-CGC Orange avait écrit au Grand chancelier pour demander ce retrait, estimant que garder ces décorations serait « une insulte aux victimes et un déshonneur pour la République ».
Et franchement ? Ils avaient raison. Imaginez une famille qui a perdu un proche à cause de cette politique d’entreprise, et qui voit le responsable défiler le 14 juillet avec son ruban rouge… Non. Il y a des limites.
Et maintenant ? Vers un vrai changement dans les entreprises ?
La question que tout le monde se pose : est-ce que cette affaire a vraiment changé les choses ?
D’un côté, oui. Le terme de risques risqués psychosociaux est entré dans le vocabulaire des DRH. Les plans de prévention du burnout se multiplient. Le télétravail (ironiquement popularisé par la crise Covid) a parfois adouci les choses. Et surtout, les salariés osent plus parler.
Mais soyons honnêtes : on voit encore trop souvent des boîtes qui annoncent 5 000 suppressions de postes en souriant devant les caméras, en parlant de « transformation » et de « compétitivité ». Les méthodes ont changé de plus subtiles, mais la logique reste la même : la rentabilité avant l’humain.
Ce retrait de Légion d’honneur envoie un message clair : même au sommet, même des années après, même quand on est retraité et qu’on a 83 ans, on n’est pas à l’abri des conséquences de ses choix de management.
Ce que cette décision nous dit de notre société
Plus largement, cette affaire interroge notre rapport au travail. Depuis les années 2000, on a sacralisé la performance, la flexibilité, l’employabilité permanente. On a fait croire aux gens que s’ils n’étaient pas « mobiles » (géographiquement et mentalement), c’était de leur faute.
L’affaire France Télécom a été le révélateur brutal de cette dérive. Elle a montré qu’on pouvait mourir de son travail. Pas d’un accident, pas d’une maladie professionnelle classique, mais simplement parce qu’on vous répétait tous les jours que vous n’aviez plus votre place.
Aujourd’hui, quand je discute avec des amis dans de grandes entreprises, j’entends encore des histoires de burn-out, de objectifs inatteignables, de managers qui pleurent en réunion parce qu’ils doivent annoncer des suppressions de postes. Ça n’a pas disparu. Ça s’est juste sophistiqué.
Alors oui, retirer une médaille à un ancien PDG, c’est symbolique. Mais c’est aussi une façon de dire : la dignité humaine n’est pas négociable. Et ça, ça fait du bien.
Parce qu’au fond, derrière les décrets et les rubans rouges, il y a des vies brisées. Des enfants qui ont grandi sans père ou mère. Des conjoints qui n’ont jamais compris pourquoi « ça a dérapé ». Et des milliers de salariés qui, encore aujourd’hui, se souviennent de cette période avec angoisse.
Le retrait de la Légion d’honneur ne ramènera personne. Mais il redonne un peu de justice. Et parfois, c’est déjà énorme.
