Vous souvenez-vous de votre cours d’éducation civique au collège ? Moi, j’ai encore en tête ce moment où le prof avait tenté d’expliquer la séparation de l’Église et de l’État. À l’époque, ça passait crème. Aujourd’hui, le même exercice peut faire trembler les murs de la classe.
Octobre 2025 : plus de cinq cents signalements pour atteinte à la laïcité dans les écoles et collèges français. Un chiffre qui donne le vertige quand on sait qu’il concerne seulement un mois et quelque 60 000 établissements. Et derrière chaque signalement, il y a un enseignant qui a dû gérer, seul face à vingt-cinq ou trente adolescents.
La laïcité, ce principe qui fête ses 120 ans… et qui n’a jamais semblé aussi fragile
La loi du 9 décembre 1905 reste l’un des textes les plus admirés – et parfois les plus enviés – à l’étranger. Elle garantit la liberté de conscience tout en posant une règle simple : l’État ne reconnaît aucun culte, ne le salarie pas, ne le subventionne pas. Point final. En théorie, c’est limpide. En pratique, dans une salle de classe en 2025, c’est une autre paire de manches.
Quand le simple mot « religion » fait monter la température
Un professeur d’histoire dans l’Oise, vingt ans de bouteille, me racontait récemment qu’il prend désormais des gants dès qu’il aborde les guerres de religion. « Avant, on rigolait des massacres de la Saint-Barthélemy. Aujourd’hui, il y a toujours deux ou trois élèves qui se raidissent, qui prennent ça personnellement. »
Il n’est pas isolé. Beaucoup de collègues décrivent la même sensation : le sujet est devenu touchy, comme disent les ados. Un mot de trop et la discussion dérape. Un silence de trop et on passe pour celui qui « stigmatise ».
« Les gamins arrivent avec tout ce qu’ils ont vu sur les réseaux. Des vidéos montées, des théories farfelues, des influenceurs qui expliquent que la laïcité, c’est de l’islamophobie déguisée. Et nous, on a 55 minutes pour déconstruire tout ça… »
Un enseignant en collège REP+
Des chiffres qui parlent plus fort que les discours
Pour comprendre l’ampleur du phénomène, rien ne vaut quelques données brutes :
- 527 signalements rien qu’en octobre 2025
- Une hausse régulière depuis cinq ans
- 90 % des incidents concernent des tenues vestimentaires ou des comportements liés à la religion
- Le collège concentre près de 70 % des cas
- Les académies de Créteil, Versailles et Lille en tête
Ces chiffres ne tombent pas du ciel. Ils traduisent une société où les identités religieuses s’affichent plus fortement, où les réseaux sociaux amplifient chaque polémique, où certains parents considèrent parfois l’école comme un terrain de combat idéologique.
L’école, dernier laboratoire du vivre-ensemble
On aime répéter que l’école est le creuset de la République. C’est vrai. Mais c’est aussi le seul endroit où des enfants de toutes origines, toutes croyances (ou absence de croyances) passent huit heures par jour ensemble. Forcément, ça frotte.
Et qui se retrouve au milieu ? Le prof. Pas le ministre, pas le recteur, pas le député. Le prof, avec son salaire de misère et ses 18 heures de cours par semaine (sans compter les préparations, les corrections, les réunions…).
J’ai échangé avec une professeure de français en Seine-Saint-Denis. Elle m’a confié qu’elle passe parfois dix minutes à calmer les esprits avant même d’ouvrir le chapitre sur Voltaire et l’affaire Calas. « Il faut d’abord désamorcer. Leur dire que critiquer une religion, ce n’est pas critiquer les personnes. Mais à 13 ans, la nuance, c’est compliqué. »
La peur de mal faire… ou de trop bien faire
L’auto-censure guette. Certains collègues avouent sauter des passages délicats. D’autres, au contraire, foncent tête baissée et se retrouvent convoqués par leur hiérarchie après une plainte parentale.
Entre les deux, une majorité tente de tenir la barre. Ils inventent des séquences entières, hors programme officiel, juste pour poser le cadre : « Ici, on respecte tout le monde. On peut croire ou ne pas croire. Mais dans cette salle, on laisse les signes religieux au vestiaire. »
« On est devenus des médiateurs, des psy, des travailleurs sociaux… en plus d’être profs. Parfois je me demande si on n’a pas oublié l’essentiel : leur apprendre à lire, écrire, compter. »
Une professeure des écoles en banlieue lyonnaise
Et la formation dans tout ça ?
Officiellement, tous les enseignants sont formés à la laïcité. En réalité, beaucoup se souviennent d’une demi-journée pendant leur année de stage. Point barre.
Depuis quelques années, des modules plus consistants apparaissent. Mais rien d’obligatoire, rien de continu. Résultat : un jeune prof qui débarque en septembre dans un collège difficile peut se retrouver complètement démuni face à une situation explosive.
Certains recteurs ont pris les devants. Des « équipes laïcité » sillonnent désormais les établissements, interviennent en urgence, forment les équipes sur le terrain. C’est bien. Mais ça reste du pansement sur une jambe de bois.
Les initiatives qui redonnent espoir
Heureusement, il y a aussi des pépites. Pour les 120 ans de la loi de 1905, le ministère a lancé un appel à projets. Des collèges et lycées se sont emparés du sujet avec une créativité folle.
Exposition sur l’histoire de la caricature religieuse, théâtre-forum où les élèves jouent les débats de 1905, création de podcasts sur la liberté de conscience… Quand on donne du temps et des moyens, les jeunes accrochent. Et souvent, ils surprennent par leur maturité.
Un principal de collège m’a raconté que ses élèves de 3e, après avoir travaillé toute l’année sur la laïcité, avaient eux-mêmes rédigé une charte de neutralité pour leur établissement. « Ils sont allés plus loin que ce qu’on leur demandait. C’était beau à voir. »
Et demain ?
La question reste entière. Va-t-on continuer à traiter la laïcité comme un sujet parmi d’autres, coincé entre deux chapitres d’histoire ? Ou va-t-on enfin lui donner la place qu’elle mérite dans les programmes, avec du temps dédié, des enseignants formés, des moyens réels ?
Parce qu’au fond, enseigner la laïcité, ce n’est pas apprendre une date ou un article de loi. C’est apprendre à vivre ensemble quand on ne pense pas la même chose. C’est apprendre à débattre sans haïr. C’est apprendre que la liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre.
En 2025, plus que jamais, c’est l’école qui porte ce projet fou sur ses épaules. Et franchement, vu le contexte, nos profs mériteraient bien plus qu’une médaille en chocolat.
Ils mériteraient qu’on arrête de les laisser seuls face à des tempêtes qu’ils n’ont pas créées.
(Article rédigé à partir de nombreux témoignages d’enseignants recueillis ces dernières semaines. Tous les prénoms ont été modifiés pour préserver leur anonymat – on sait que le sujet peut coûter cher.)
