Il y a quelques jours, j’ai croisé un maire d’une petite commune de l’Est. Il m’a dit, presque à voix basse : « Désormais, quand je vais au marché, je regarde derrière moi. » Cette phrase toute simple m’a glacé. Parce qu’un maire, en France, c’est censé être le voisin qu’on tutoie, pas une cible.
Et pourtant, l’impression est là : les responsables politiques, du député au conseiller municipal, semblent devenir le réceptacle de toutes les colères. Un œuf par-ci, de la farine par-là, des tags injurieux sur les permanences, des intimidations sur les réseaux… On dirait que la frustration ambiante a trouvé son exutoire préféré : l’élu.
Une montée en puissance… ou une illusion d’optique ?
C’est la grande question que tout le monde se pose. D’un côté, certains responsables, notamment à l’extrême droite, parlent d’une « explosion » des violences politiques. De l’autre, les statistiques officielles du ministère de l’Intérieur restent plutôt stables depuis plusieurs années. Alors, qui a raison ?
En réalité, les deux. Les chiffres bruts ne montrent pas d’explosion spectaculaire sur le plan national. Mais deux phénomènes nouveaux changent complètement la donne.
1. La viralité change tout
Avant, quand un maire se faisait insulter sur le marché, ça restait entre lui, le boucher et trois retraités. Aujourd’hui, la scène est filmée, montée avec une musique dramatique et partagée à des centaines de milliers de personnes en quelques heures. L’impact psychologique est décuplé.
J’ai moi-même vu une vidéo d’un élu enfariné tourner en boucle pendant trois jours. À la fin, même ceux qui n’avaient jamais entendu parler de cette personne étaient convaincus qu’on vivait dans un pays au bord de la guerre civile. C’est ça, le vrai changement : pas forcément plus d’actes, mais une résonance infiniment plus forte.
« On a l’impression que tout le monde nous déteste, alors qu’en vrai, c’est souvent dix personnes très bruyantes. Mais dix personnes qui font peur à tout un village. »
Un maire de petite commune, sous couvert d’anonymat
2. Les élus locaux, premières victimes
Contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les stars de la politique nationale qui trinquent le plus. Ce sont les maires, adjoints, conseillers municipaux – ceux qui vivent au milieu de leurs administrés.
Ils n’ont pas de garde du corps, pas de voiture blindée. Quand quelqu’un leur crache dessus à la sortie de l’école, ils rentrent chez eux et dorment à côté. C’est ça qui use. Et c’est pour ça que les démissions de maires se multiplient, bien plus que ne le montrent les gros titres.
- Tags haineux sur la mairie
- Véhicules personnels dégradés
- Menaces directes à la famille
- Intimidations lors des conseils municipaux
- Harcèlement en ligne coordonné
Ces actes ne font pas toujours l’objet d’une plainte – par lassitude, par peur de stigmatiser la commune, ou simplement parce que « ça sert à rien ». Du coup, ils n’apparaissent pas dans les statistiques… mais marquent durablement ceux qui les subissent.
D’où vient cette colère ?
Poser la question, c’est déjà y répondre à moitié. On vit une période où tout semble partir en vrille : pouvoir d’achat qui stagne, services publics qui ferment, sentiment d’abandon dans beaucoup de territoires… Et face à ça, l’élu local devient le fusible idéal.
Il est là, visible, accessible. Il incarne « le système » sans en avoir les moyens. Quand l’État supprime une classe ou ferme une trésorerie, c’est le maire qui prend les tomates – même s’il n’y peut absolument rien.
Ajoutez à ça la caisse de résonance des réseaux sociaux, où chaque décision locale est jugée au niveau national, et vous obtenez un cocktail explosif.
« On est devenus le sac de frappe d’une colère qu’on n’a pas créée et qu’on ne peut pas résoudre. »
Une présidente de région de droite modérée
Y a-t-il vraiment plus de violence qu’avant ?
Si on regarde loin, non. Les années 30 ont connu des ligues factieuses, les années 70 des attentats, les années 80 des plasticages en Corse ou au Pays basque… Comparé à ça, on est dans du pipi de chat.
Mais le contexte a changé. Aujourd’hui, la violence est plus quotidienne, plus banalisée. L’injure est devenue un mode d’expression politique comme un autre. Et surtout, elle est immédiate, anonyme, impunie dans 90 % des cas en ligne.
L’aspect le plus inquiétant, à mon sens ? Le glissement progressif. On commence par un « tous pourris », on passe à l’œuf, puis à la menace de mort. Et un jour, quelqu’un franchit la ligne. On l’a vu à l’étranger. On préfère ne pas le voir chez nous.
Que faire concrètement ?
Plusieurs pistes circulent, certaines plus réalistes que d’autres.
- Renforcer la protection fonctionnelle pour tous les élus (pas seulement les parlementaires)
- Créer des cellules d’écoute psychologique dédiées – car le trauma est réel
- Sanctionner plus systématiquement le cyberharcèlement politique
- Former les élus à la gestion de crise et aux réseaux sociaux
- Et surtout : redonner du sens à la fonction d’élu local, revaloriser son rôle
Parce que si on continue à transformer les maires en boucs émissaires tout en leur retirant moyens et considération, on ne s’étonnera pas qu’ils jettent l’éponge. Et là, c’est toute la démocratie de proximité qui s’effondre.
Le mot de la fin
Non, nous ne sommes pas (encore) dans une démocratie où les élus doivent se promener avec un gilet pare-balles. Mais nous sommes clairement à un tournant.
La colère est légitime sur beaucoup de sujets. La violence, jamais. Et quand elle devient ordinaire contre ceux qui acceptent – souvent bénévolement – de gérer nos écoles, nos routes, nos cantines, c’est toute la société qui perd.
Alors la prochaine fois que vous croiserez votre maire au supermarché, peut-être que plutôt que de lui rentrer dedans, vous pourriez juste… lui dire merci. Ça change tout.
