Imaginez un peu : un simple carnet, pas plus grand qu’un livre de poche, qui contient les premières étincelles d’un des tableaux les plus mythiques de la Révolution française. Des traits de crayon rapides, des silhouettes de députés levant le bras, l’ébauche d’un moment où tout a basculé. Et ce carnet, volé il y a plus de quatre-vingts ans par ceux qui pillaient systématiquement les collections juives, dort tranquillement depuis 1951 dans les réserves d’un des plus célèbres châteaux du monde. C’est presque trop romanesque pour être vrai… et pourtant, c’est exactement ce qui vient de resurgir.
Un trésor révolutionnaire caché en pleine lumière
Ce petit carnet appartenait à un collectionneur dont la famille a été dépouillée pendant l’Occupation. Les nazis, avec leur efficacité glaçante, avaient mis en place tout un système pour saisir les œuvres d’art appartenant à des familles juives. Des milliers d’objets, tableaux, dessins, meubles ont ainsi disparu dans les convois ou les ventes forcées. Beaucoup n’ont jamais été retrouvés. D’autres, comme celui-ci, ont refait surface des décennies plus tard, parfois dans les institutions les plus prestigieuses.
Ce qui rend l’histoire particulièrement poignante, c’est le contenu même du carnet. Il s’agit des esquisses préparatoires au Serment du Jeu de paume, ce tableau gigantesque que Jacques-Louis David n’a jamais terminé mais qui reste l’une des images les plus puissantes de 1789. On y voit les premiers traits des députés, la tension dans les gestes, l’énergie d’un peuple qui vient de dire non à l’absolutisme. Un symbole absolu de liberté… confisqué par le régime le plus oppressif du XXe siècle. Il y a là une ironie tragique qui donne le vertige.
Comment le carnet est-il arrivé à Versailles ?
En 1951, le château fait l’acquisition de ce carnet auprès d’un marchand réputé sérieux. À l’époque, les vérifications de provenance sont bien moins poussées qu’aujourd’hui. On fait confiance, on signe, l’objet entre dans les collections nationales. Point final. Personne ne se doute qu’il pourrait s’agir d’une pièce signalée comme spoliée dès 1945 par une famille qui cherchait désespérément à retrouver ses biens.
Pendant plus de soixante-dix ans, le carnet reste là, catalogué, parfois montré à des chercheurs, mais sans que quiconque fasse le lien. Il faut attendre qu’un descendant, en creusant dans les archives familiales et publiques, tombe sur des indices concordants. Les dimensions correspondent, les descriptions aussi, même le nombre de pages. Le doute n’est plus permis : c’est bien leur carnet.
« Il est assez probable que le carnet corresponde à celui dont nous parle la famille »
Laurent Salomé, directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
Un appel public pour retrouver les ayants droit
Plutôt que de rester dans l’ombre, le château a choisi la transparence totale. Un communiqué, un appel lancé publiquement : si vous pensez être les descendants du propriétaire spolié, manifestez-vous. Des recherches complémentaires vont être menées, des expertises, des comparaisons d’archives. L’objectif n’est pas de garder à tout prix, mais de faire la lumière et, le cas échéant, de réparer.
C’est assez rare pour être souligné : une institution qui prend les devants avant même qu’une procédure judiciaire soit engagée. On sent une vraie volonté d’aller au bout, même si cela signifie perdre une pièce de ses collections. D’ailleurs, le directeur l’a dit sans détour : « On ne demande qu’à faire avancer la recherche et à prendre les mesures qu’il faut. » Ça change des affaires où les musées se crispent pendant des années.
Pourquoi c’est si compliqué de retrouver les œuvres spoliées ?
Beaucoup de gens s’imaginent qu’il suffit de scanner une base de données pour tout retrouver. La réalité est bien plus chaotique. Après la guerre, des milliers de déclarations de spoliation ont été enregistrées, mais souvent avec des descriptions sommaires : « un carnet de dessins », « esquisses révolutionnaires », sans plus de précision. De l’autre côté, les musées ont acquis des dizaines de milliers d’objets dans les années 1950-1960 sans toujours avoir les moyens humains de tout vérifier.
- Pas de photographie à l’époque pour chaque pièce
- Descriptions parfois vagues dans les déclarations de spoliation
- Absence de base de données centrale croisée jusqu’à très récemment
- Circulation sur le marché de l’art pendant des décennies
Aujourd’hui, les choses bougent. Des équipes dédiées travaillent dans la plupart des grands musées français sur la provenance des œuvres acquises entre 1933 et 1945. À Versailles, une dizaine de personnes y consacrent une partie de leur temps. Mais comme l’explique si bien le directeur : « Si vous n’avez pas le nom du propriétaire, c’est comme chercher un trésor dans la forêt de Compiègne. » Tout est là.
Le Serment du Jeu de paume : un tableau maudit ?
Revenons un instant sur l’œuvre elle-même. David commence son immense toile en 1791. Il veut immortaliser ce moment du 20 juin 1789 où les députés du Tiers État jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France. Le projet est colossal : plus de dix mètres de large, des centaines de portraits. David fait poser les députés un par un.
Mais la Révolution s’emballe. Beaucoup de ceux qui avaient posé sont guillotinés, d’autres émigrent. Le tableau devient politiquement incorrect sous la Terreur, puis sous l’Empire, puis sous la Restauration. David l’abandonne, part en exil à Bruxelles où il meurt en 1825. La toile inachevée reste au Louvre, fascinante et mélancolique.
wheelchairLe carnet de Versailles contient précisément les premières idées, les croquis pris sur le vif ou d’après souvenirs. C’est le laboratoire créatif du maître néoclassique. On y voit comment il construit ses compositions, comment il cherche le geste juste. Pour un historien de l’art, c’est de l’or pur.Que va-t-il se passer maintenant ?
Plusieurs scénarios sont possibles :
- La famille se manifeste et apporte des preuves irréfutables (factures anciennes, photos d’époque, correspondances)
- Une expertise graphologique et matérielle est réalisée pour confirmer qu’il s’agit bien du même carnet
- Une commission spécialisée examine le dossier
- Soit une restitution pure et simple, soit une indemnisation, soit un accord amiable (prêt longue durée, exposition conjointe, etc.)
En France, depuis la loi de 2022, la restitution d’œuvres spoliées sorties des collections publiques n’est plus soumise à la règle d’inaliénabilité. C’est une petite révolution juridique qui facilite grandement les choses. On l’a vu récemment avec les Klimt ou les Cranach rendus à des familles.
Et nous, que devons-nous en retenir ?
Derrière l’anecdote, il y a une immense leçon d’histoire et d’humanité. Ces objets ne sont pas que des lignes dans un catalogue. Ils portent en eux le drame de familles brisées, la violence d’un régime, mais aussi l’espoir tenace de la mémoire. Quand un musée ouvre grand ses portes et dit « venez, parlons », c’est une forme de réparation qui va bien au-delà du simple objet.
Personnellement, j’ai toujours trouvé que les œuvres d’art ont une âme. Celle-ci a voyagé dans le temps, a échappé à la destruction, a attendu patiemment que la vérité éclate. Si un jour ce carnet retourne dans la famille qui l’a perdu il y a quatre générations, ce sera une des plus belles victoires de la justice sur l’oubli.
Et quelque part, dans un coin du château de Versailles, un petit carnet de croquis continue de nous rappeler que la liberté, même esquissée au crayon, finit toujours par trouver son chemin.
(Article mis à jour le 8 décembre 2025 – l’appel reste ouvert)
