Vous est-il déjà arrivé de tomber sur un document soi-disant ultra-secret qui semble tout droit sorti d’un film de mafia ? Moi oui, et cette fois, c’est en Corse que ça se passe. Un rapport de 48 pages, intitulé avec un sérieux qui en impose « Bilan 2025 Parquet AntiCriminalité Corse », circule depuis quelques jours auprès de plusieurs rédactions. Dedans ? La liste précise de vingt-et-une équipes criminelles qui feraient régner la terreur sur l’île de Beauté. Sauf que tout est faux. Complètement inventé. Et le procureur de Bastia vient de taper du poing sur la table.
Une bombe médiatique qui explose en plein vol
Imaginez la scène. Un mail arrive dans la boîte d’un journaliste. Pièce jointe : un épais PDF avec en-tête officiel, blason de la République, tout y est. Le document détaille, quartier par quartier, les supposées activités de bandes organisées, cite des noms, des lieux, des modes opératoires. On se croirait dans une note du service de renseignement criminel. Le genre de papier qui fait la une instantanément.
Mais très vite, ça coince. Des personnes nommément désignées hurlent au scandale. L’une d’elles a déjà déposé plainte pour diffamation aggravée. D’autres y songent sérieusement. Et surtout, le parquet de Bastia sort un communiqué incendiaire : ce document n’a jamais existé dans leurs tiroirs. Ni dans aucun service judiciaire de l’île.
« Ce document n’est pas un document authentique et n’a pas été produit par le parquet de Bastia ni par aucune des autorités judiciaires exerçant sa compétence en Corse »
– Procureur de la République de Bastia, 8 décembre 2025
Un faux presque parfait… mais pas assez
Ce qui rend l’affaire hallucinante, c’est la qualité de la contrefaçon. Le style imite à la perfection les vraies notes de renseignement. On y retrouve le jargon administratif, les tableaux, les sigles, même la mise en page fait vrai. Seule différence notable : des patronymes ajoutés qui n’avaient rien à faire là.
Et c’est là que ça devient dangereux. Parce que balancer des noms dans un contexte de criminalité organisée en Corse, ce n’est pas anodin. Certaines personnes citées n’ont strictement rien à voir avec le banditisme. D’autres, peut-être, mais rien ne le prouve dans ce faux. Résultat : mise en danger réelle, rumeurs qui repartent de plus belle, familles qui paniquent.
J’ai vu ça trop souvent : un simple papier anonyme peut détruire une réputation en vingt-quatre heures. En Corse plus qu’ailleurs, où la mémoire est longue et où la violence, même si elle a beaucoup baissé ces dernières années, reste une ombre pesante.
Le procureur parle d’une « campagne de déstabilisation »
Le mot est lâché. Et il pèse lourd. Jean-Philippe Navarre, le procureur de Bastia, ne prend pas ça à la légère. Il a immédiatement ouvert une enquête pour :
- faux et usage de faux
- dénonciation calomnieuse
- violation du secret professionnel
- violation du secret des enquêtes
Autrement dit : on cherche l’auteur, le ou les commanditaires, et surtout le mobile. Car envoyer un tel document à la presse juste au moment où l’État serre la vis sur la criminalité insulaire, ça ne sent pas le hasard.
Ces derniers mois, les coups de filet se multiplient. Arrestations, saisies records de drogue, démantèlement de réseaux. La réponse pénale s’est durcie, les moyens aussi. Et là, paf, un faux rapport qui vient semer le doute sur la crédibilité même des institutions judiciaires. Drôle de coïncidence, non ?
Qui a intérêt à faire ça ? Quelques pistes (sans spéculer trop loin)
Dans ce genre d’histoire, les hypothèses fusent. Et franchement, aucune ne fait plaisir.
- Des criminels qui veulent discréditer les enquêtes en cours en criant à la manipulation ?
- Des règlements de comptes internes où l’on utilise la presse comme arme ?
- Une tentative de certains milieux nationalistes pour pointer du doigt une prétendue « justice coloniale » ?
- Ou plus simplement un mythomane qui voulait se faire mousser ?
Ce qui est sûr, c’est que l’opération est rodée. Le document a été envoyé à plusieurs médias en même temps, avec probablement l’espoir qu’au moins un morde à l’hameçon et publie sans vérifier. Heureusement, la plupart ont senti le piège. Mais le mal est fait : le PDF tourne déjà sur les réseaux, décortiqué, commenté, partagé.
La Corse et ses vieux démons
On ne va pas se mentir : l’île a une histoire compliquée avec la violence. Des années 90-2000 où les assassinats s’enchaînaient à celles plus récentes avec le narcobanditisme, le sujet reste ultrasensible. Chaque affaire ravive les clichés, les peurs, les rancœurs.
Aujourd’hui, la situation est bien plus calme qu’il y a vingt ans. Les chiffres parlent : les homicides liés au crime organisé ont chuté de façon spectaculaire depuis 2018. Mais le fantasme du « Far West méditerranéen » colle toujours à la peau de la Corse. Et un faux rapport comme celui-ci vient alimenter exactement ce fantasme.
Pire : il nuit aux vrais efforts faits sur le terrain. Aux enquêteurs qui bossent dans l’ombre. Aux magistrats qui prennent des risques. Aux familles qui tentent de tourner la page.
La désinformation, nouvelle arme du crime organisé ?
Ce n’est pas la première fois qu’on voit des tentatives de manipulation de l’information dans des contextes criminels. En Italie, la mafia a déjà utilisé des faux documents pour semer la confusion. En Amérique latine aussi. Est-ce qu’on assiste à une nouvelle forme de guerre hybride version insulaire ? Possible.
Ce qui est nouveau, c’est la rapidité de diffusion. Avec internet, un PDF douteux peut faire le tour du monde en quelques heures. Et même si les médias sérieux vérifient, les réseaux sociaux, eux, ne vérifient rien. Une capture d’écran, un commentaire haineux, et c’est reparti pour un tour.
« L’objectif manifeste est de porter gravement atteinte à l’honneur, à la réputation et à la sécurité des personnes citées à tort »
– Une avocate défendant une victime du faux rapport
Et maintenant ?
L’enquête est confiée à la police judiciaire. Ils vont éplucher les adresses IP, les serveurs relais, les éventuelles fuites internes. Ça peut prendre du temps, mais ils finiront par trouver. Ils trouvent toujours, quand ils s’y mettent vraiment.
En attendant, le message est clair : en Corse comme ailleurs, la lutte contre la criminalité passe aussi par la protection de l’information. Un faux document peut faire autant de dégâts qu’une arme, parfois plus.
Et nous, simples lecteurs, on en retire une leçon vieille comme le journalisme : vérifier, recouper, douter. Toujours. Surtout quand ça sent la poudre.
Au moment où j’écris ces lignes, le faux rapport continue de circuler. Des noms continuent d’être salis. Des familles continuent de trembler. Et quelque part, quelqu’un doit bien rigoler en regardant le chaos qu’il a déclenché avec quelques dizaines de pages Word et un logo piqué sur internet.
Espérons que la justice mettra rapidement la main sur lui. Parce que ce genre de « blague » n’a vraiment rien de drôle.
