Il y a des livres qui tombent comme une bombe dans le marigot politique français. Et puis il y a ceux qui, mine de rien, font l’effet d’un séisme lent mais irréversible. Le dernier opus de Nicolas Sarkozy, écrit depuis les murs gris de la prison de la Santé, appartient clairement à la seconde catégorie. À première vue, on pourrait croire qu’il s’agit surtout d’un témoignage intime sur la foi et la détention. Mais en réalité, c’est une petite phrase – ou plutôt une série de confidences – qui risque de marquer durablement le paysage de la droite.
Car oui, l’ancien chef de l’État vient de franchir le Rubicon : il refuse catégoriquement d’appeler à faire barrage au Rassemblement National en cas de second tour face à lui. Pire, il le place officiellement dans l’« arc républicain ». Autrement dit, le RN ne serait plus cet épouvantail infréquentable qu’on brandit à chaque élection pour mobiliser les électeurs modérés. C’est un tournant. Un vrai.
Le front républicain, cette vielle machine grippée
Reprenons depuis le début, parce que tout ça ne sort pas de nulle part.
Depuis 2002 et le choc du 21 avril, la droite française vit avec une sorte de traumatisme collectif. Jean-Marie Le Pen en finale face à Jacques Chirac ? Impensable. Du jour au lendemain, on invente le « front républicain » : tout sauf le FN. Droite et gauche se tiennent la main (la gorge parfois) pour faire barrage. En 2017, ça marche encore contre Marine Le Pen. En 2022, c’est déjà plus compliqué. Et là, en 2025, un ancien président de la République, figure historique de la droite gaulliste, dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas depuis longtemps.
« Je n’ai jamais compris pourquoi on considérait que des millions de Français qui votent pour ce parti étaient hors de l’arc républicain »
Nicolas Sarkozy, extrait du livre
Cette phrase-là, elle fait mal. Parce qu’elle est simple, presque évidente, et pourtant elle dynamite quarante ans de doctrine.
Pourquoi maintenant ? Le timing n’est pas anodin
Certains diront que Sarkozy règle ses comptes avec ceux qui l’ont lâché pendant ses ennuis judiciaires. C’est possible. D’autres y verront une stratégie de réhabilitation : en se posant en sage visionnaire, il prépare son retour dans le débat. Mais il y a plus profond que ça.
Regardez les sondages. Le RN caracole à 35-38 % d’intentions de vote pour 2027. Les Républicains, eux, peinent à dépasser les 8-10 %. Mathématiquement, la survie de la droite traditionnelle passe forcément par une forme d’alliance ou, au minimum, par une normalisation du parti de Marine Le Pen. Sarkozy ne fait que dire l’évidence que beaucoup refusent encore d’admettre chez LR.
- Le RN n’est plus le petit parti protestataire des années 80
- Ses électeurs viennent de tous les horizons sociaux, y compris l’ancienne base sarkozyste
- Sur l’immigration, la sécurité, l’autorité, les discours se sont dangereusement rapprochés
- Le cordon sanitaire ressemble de plus en plus à une digue en carton face à une marée montante
Chez Les Républicains, ça tousse dans les rangs
Évidemment, la pilule est dure à avaler pour la direction actuelle du parti. Laurent Wauquiez, qui rêve d’une droite décomplexée mais pas encore prête à franchir le pas, se retrouve coincé. D’un côté il ne peut pas désavouer ouvertement l’ancien président. De l’autre, il sait que beaucoup de cadres et d’élus locaux hurlent au scandale.
J’ai discuté récemment avec un député LR de l’Est. Il m’a confié, off the record : « Si même Sarkozy dit ça, on est foutus. On va perdre nos derniers électeurs modérés. » Et pourtant, dans le même temps, il reconnaissait que dans sa circonscription, les électeurs RN et LR votent exactement la même chose à l’Assemblée depuis des années.
Le paradoxe est total.
Et Marine Le Pen dans tout ça ?
Du côté du Rassemblement National, on savoure. Sans triomphalisme excessif – ils ont appris à être prudents – mais avec une satisfaction évidente. Jordan Bardella parle d’une « clarification bienvenue ». Marine Le Pen, elle, rappelle qu’elle a toujours tendu la main à la droite « patriote ».
« Nicolas Sarkozy dit aujourd’hui ce que beaucoup de Français pensent depuis longtemps : il n’y a plus de raison objective de nous exclure du débat républicain. »
Et là, on touche au cœur du sujet : la dédiabolisation est en train de franchir une étape décisive. Ce n’est plus seulement Bardella qui passe bien à la télé. C’est un ancien président de la République qui légitime, noir sur blanc, la présence du RN dans le jeu démocratique normal.
Vers une grande coalition des droites ?
Maintenant, la vraie question : est-ce que ça va bouger concrètement ?
Pour les municipales de 2026, beaucoup d’observateurs parient sur des alliances locales déguisées. Dans le Sud-Est, dans les Hauts-de-France, en Alsace, ça se pratique déjà sous la table depuis des années. Là, Sarkozy vient de donner une forme de caution morale à ces arrangements.
Pour 2027, c’est plus compliqué. Mais imaginez un instant : un candidat LR qui refuse d’appeler à voter Macron au second tour face à Le Pen. Ou pire, qui laisse entendre que l’abstention est une option respectable. On y est presque.
Ce qui est fascinant, c’est la vitesse à laquelle les lignes bougent. Il y a cinq ans encore, dire ça vous valait l’excommunication immédiate. Aujourd’hui, c’est un ancien président qui le formule. Et personne n’ose vraiment lui répondre frontalement.
Un parallèle historique qui donne le vertige
On ne peut pas parler de tout ça sans penser à 1983-1984. À l’époque, la gauche au pouvoir avait laissé le FN monter pour affaiblir la droite. Trente-cinq ans plus tard, c’est la droite qui semble prête à intégrer le RN pour survivre face à une gauche moribonde et un centre macroniste qui joue les arbitres.
L’histoire bégaie, mais à l’envers.
Et au milieu de tout ça, il y a Sarkozy. Toujours là. Toujours provocateur. Toujours en avance d’une guerre idéologique, comme disait l’un de ses anciens conseillers.
Ce que ça dit de la France de 2025
Plus profondément, cette évolution raconte quelque chose de notre pays.
Les vieilles catégories politiques – gauche/droite, républicains/anti-républicains – sont en train de voler en éclats. Les vrais clivages se déplacent : souverainistes contre mondialistes, élites contre peuple, centre des villes contre périphéries. Le RN a parfaitement compris ça. La droite traditionnelle mettait plus de temps à l’admettre.
Sarkozy, lui, l’a compris depuis longtemps. Souvenez-vous de la campagne de 2007 : « la France qui se lève tôt », le ministère de l’Identité nationale, le discours de Grenoble. Il avait déjà labouré le terrain. Aujourd’hui, il récolte ce qu’il a semé.
Alors oui, le front républicain est en train de mourir. Pas d’un coup, pas dans le bruit et la fureur, mais doucement, presque tendrement. Et c’est peut-être Nicolas Sarkozy, depuis sa cellule devenue bureau d’écriture, qui vient de lui porter le coup de grâce.
La droite française ne sera plus jamais la même.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Le refus du front républicain est-il une trahison ou une lucidité tardive ? Les commentaires sont ouverts.
