Imaginez la scène : il est dimanche après-midi, dernier jour d’une exposition très courue à São Paulo, les visiteurs flânent tranquillement entre livres rares et œuvres d’art, et soudain deux types entrent, maîtrisent la gardienne et un couple de retraités, raflent huit pièces exceptionnelles d’Henri Matisse et filent comme si de rien n’était. Moins de vingt-quatre heures plus tard, l’un des deux est déjà menotté. Franchement, on dirait un scénario de film, mais c’est bien réel, et ça s’est passé il y a quelques heures à peine.
Un cambriolage d’une audace folle en plein centre-ville
La bibliothèque Mario de Andrade, c’est un peu le sanctuaire du livre à São Paulo. Un bâtiment majestueux, classé, où l’on expose parfois des trésors. L’exposition « Du livre au musée » touchait à sa fin et présentait, entre autres, des pièces absolument uniques : des planches originales de Jazz, l’album mythique qu’Henri Matisse a réalisé en 1947 alors qu’il était malade et ne pouvait plus peindre debout. Ces découpages gouachés, ces couleurs explosives, c’est la quintessence de son génie tardif.
Et puis il y avait aussi cinq illustrations de Candido Portinari, le plus grand peintre brésilien du XXe siècle. Des pièces issues d’un livre de 1959, donc déjà rares en soi.
Les deux hommes n’ont pas fait dans la dentelle. Armés (on ne sait pas encore les détails), ils ont menacé le peu de personnel présent, attaché rapidement les visiteurs malchanceux, rempli un banal sac de toile et ressorti par la grande porte. Le tout en moins de dix minutes, d’après les premières estimations. En plein jour, en plein centre, dans une ville qui compte pourtant l’un des réseaux de vidéosurveillance les plus denses d’Amérique latine.
Comment un suspect a-t-il pu être arrêté si vite ?
C’est là que l’histoire devient intéressante. São Paulo a investi massivement ces dernières années dans un système de caméras couplées à de la reconnaissance faciale. Des milliers d’objectifs, des algorithmes qui tournent 24 h/24. Résultat : dès que les images du cambriolage ont été exploitées, l’un des visages a matché avec une base de données. L’homme a été localisé dans le centre-ville et interpellé le lendemain même du vol.
Le véhicule utilisé pour la fuite a également été retrouvé et saisi pour expertise. On parle d’une simple camionnette banalisée, abandonnée à quelques kilomètres. Les enquêteurs espèrent y dénicher des empreintes ou de l’ADN qui permettrait de remonter jusqu’au second complice, toujours en cavale à l’heure où j’écris ces lignes.
« L’enquête se poursuit pour identifier le deuxième suspect », a simplement indiqué le secrétariat à la Sécurité de l’État de São Paulo.
On sent une certaine fierté dans cette rapidité d’action. Dans une ville où la criminalité fait souvent la une pour de mauvaises raisons, cette arrestation express est presque un message politique.
Mais pourquoi voler précisément ces œuvres-là ?
C’est la question qui me taraude depuis que j’ai appris l’affaire. Parce qu’on ne vole pas huit planches de Jazz comme on vole un téléphone dans le métro. Ces pièces sont ultra-reconnues, signées, répertoriées partout. Les revendre légalement est tout simplement impossible.
Alors plusieurs hypothèses circulent :
- Une commande privée d’un collectionneur peu scrupuleux (ça existe plus qu’on ne le croit).
- Une volonté de faire pression ou de négocier avec les assurances (technique ancienne mais toujours utilisée).
- Ou pire, l’idée de les découper pour vendre les morceaux séparément sur le dark web – une pratique malheureusement en hausse.
L’album Jazz a été tiré à seulement 250 exemplaires signés + une vingtaine d’épreuves d’artiste. Chaque planche porte donc un numéro et une signature manuscrite de Matisse. Autant dire que si l’une d’elles réapparaît un jour sur le marché, elle sera immédiatement identifiée.
Petit rappel de valeur pour ceux qui aiment les chiffres : en octobre dernier, une soixantaine de dessins préparatoires de Matisse (beaucoup moins rares que ces planches) ont dépassé les 2,5 millions de dollars aux enchères. Et le record absolu pour une toile de l’artiste frôle les 81 millions. Autant dire que les huit pièces volées représentent plusieurs dizaines de millions d’euros à elles seules.
Portinari, l’autre victime célèbre du vol
On parle beaucoup de Matisse – normal, c’est une icône mondiale – mais n’oublions pas Candido Portinari. Les cinq illustrations volées proviennent du livre Menino de Engenho et représentent un pan essentiel de l’histoire artistique brésilienne. Portinari, c’était le peintre des humbles, des travailleurs, des enfants pauvres. Ses œuvres font partie du patrimoine national.
Le voir ainsi associé à Matisse dans ce vol montre à quel point l’exposition avait réussi son pari : mettre en dialogue le modernisme européen et le modernisme brésilien. Triste ironie du sort.
Et maintenant ?
La police reste optimiste. Entre la vidéosurveillance, le véhicule saisi, l’arrestation express du premier suspect et la pression médiatique internationale, le second homme a peu de chances de rester longtemps dans la nature. Mais le plus dur reste à venir : récupérer les œuvres intactes.
Parce que dans ce genre d’affaires, le temps joue contre tout le monde. Plus les pièces restent dans les mains des voleurs, plus le risque augmente qu’elles soient abîmées, cachées à l’étranger ou tout simplement détruites si la pression devient trop forte.
J’ai déjà vu des histoires similaires se terminer mal (je pense à certains vols dans les années 90-2000 où les tableaux n’ont jamais été retrouvés). Mais j’ai aussi vu des miracles, comme le retour inattendu de toiles de Picasso vingt ans après leur disparition.
Alors je croise les doigts. Parce que ces découpages de Matisse, avec leurs couleurs qui claquent et leur joie contagieuse malgré la maladie de l’artiste, méritent de retrouver leur place dans une vitrine, pas dans le coffre-fort d’un mafieux ou au fond d’un entrepôt humide.
Affaire à suivre, évidemment. Et si jamais vous croisez un type qui essaie de vous vendre « une petite gouache colorée signée Matisse » à prix cassé… vous saurez quoi faire.
En attendant, cette histoire nous rappelle une chose toute bête : l’art, même le plus grand, reste terriblement fragile face à la cupidité humaine.
