Quand on pense « métier dangereux », on imagine souvent pompier, démineur ou pilote de chasse. Et pourtant, en 2025, être journaliste peut vous coûter la vie plus sûrement qu’un uniforme sur un champ de bataille. Soixante-sept reporters tués en un an. Le chiffre vous glace ? Moi aussi. Et quand on découvre que près de la moitié de ces morts ont eu lieu dans la bande de Gaza, on comprend que quelque chose de profondément inquiétant est en train de se passer.
Un bilan qui fait mal au ventre
Chaque année, quand les ONG publient leurs rapports, on se dit « ça ne peut pas être pire ». Et pourtant, si. Après un relatif répit en 2023, le compteur repart à la hausse. Pas parce qu’il y a plus de guerres qu’avant – il y en a toujours trop – mais parce que, quelque part, on a décidé que les témoins gênants devaient disparaître.
Sur ces 67 victimes, au moins 29 exerçaient leur métier dans le territoire palestinien ces douze derniers mois. Vingt-neuf. C’est plus qu’un chiffre, c’est une hécatombe ciblée. Et quand on sait que certains ont été touchés alors qu’ils portaient clairement le marquage « PRESS », l’hypothèse de l’accident devient difficile à défendre.
« Les journalistes ne meurent pas, ils sont tués. »
Une phrase qui revient souvent dans les couloirs des organisations de défense de la presse
Gaza, zone la plus mortelle pour la presse depuis deux ans
Depuis octobre 2023, le conflit a déjà englouti plus de 220 travailleurs des médias – en incluant ceux tués hors service. C’est un record macabre. Aucun autre conflit récent n’approche ce niveau de létalité pour les reporters. Et le pire, c’est la récurrence des scénarios : frappe sur un véhicule clairement identifié, tir sur un groupe de journalistes en gilet bleu, bombardement d’un bâtiment où logent des correspondants étrangers.
On nous répond parfois que ces morts sont « collatérales ». Mais quand le même « dommage collatéral » touche systématiquement les mêmes personnes, au même endroit, avec le même matériel de protection bien visible… il faut être naïf pour y croire encore.
J’ai discuté avec des collègues qui ont couvert ce conflit. Ils racontent tous la même chose : la peur permanente, le calcul incessant du risque, et surtout cette impression terrible d’être devenus des cibles prioritaires. Un fixeur palestinien me confiait récemment : « Avant, on avait peur des snipers. Maintenant, on a peur des drones. Parce qu’eux, ils voient l’inscription PRESS et ils tirent quand même. »
Le Mexique, ce cimetière oublié des reporters
Loin des projecteurs du Proche-Orient, un autre pays s’illustre tristement : le Mexique. Neuf journalistes assassinés en 2025. Neuf. Dans un pays en paix sur le papier, mais en guerre contre le crime organisé au quotidien.
- Un reporter local qui enquêtait sur les liens entre narcos et élus → exécuté devant chez lui.
- Une journaliste qui dénonçait la corruption dans l’attribution des marchés publics → retrouvée torturée.
- Un photographe indépendant → abattu après avoir publié des images compromettantes.
Le schéma est toujours le même : menaces de mort explicites, puis passage à l’acte. Et presque jamais d’enquête sérieuse derrière. L’impunité est totale. Résultat ? Les régions entières du Mexique sont devenues des zones de non-information. Personne n’ose plus parler.
Les autres points chauds : Ukraine, Soudan, et partout ailleurs
L’Ukraine reste un terrain dangereux – trois morts cette année, dont un photoreporter européen bien connu. Le Soudan, englué dans une guerre civile que plus personne ne couvre vraiment, en compte quatre. Et puis il y a ces cas isolés qui font froid dans le dos : un blogger abattu en Asie du Sud-Est, une radio communautaire incendiée en Amérique latine, une correspondante emprisonnée à vie en Afrique du Nord.
Partout, le même constat : dès que l’information dérange, elle devient une cible.
503 journalistes en prison : l’autre guerre silencieuse
Être tué, c’est la forme la plus extrême. Mais il y a pire que la mort : la prison à vie pour avoir simplement fait son travail. Aujourd’hui, 503 reporters croupissent derrière les barreaux dans 47 pays. La Chine, la Russie, la Birmanie trustent le podium, mais la liste est longue.
Certains sont là depuis plus de dix ans. D’autres ont été arrêtés il y a quelques mois pour « apologie du terrorisme » ou « atteinte à la sûreté de l’État » – des accusations fourre-tout commodes quand on veut faire taire quelqu’un.
Et puis il y a les disparus. Cent trente-cinq. Certains depuis trente ans. Leurs familles n’ont même plus d’espoir, juste cette colère sourde qui ne s’éteint jamais.
Pourquoi on en arrive là ?
La réponse est à la fois simple et terrifiante : parce que l’information est devenue une arme. Dans les conflits asymétriques, contrôler le récit est aussi important que contrôler le terrain. Et pour ça, la méthode la plus efficace reste d’éliminer ceux qui racontent.
On l’a vu ailleurs par le passé – en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Syrie. Mais jamais à cette échelle, et jamais avec une telle systématisation. Aujourd’hui, accuser un journaliste d’être « terroriste » ou « agent ennemi » suffit à justifier à peu près tout. Et le pire, c’est que ça marche. Une partie du public y croit. L’autre s’en fout.
« Dénigrer un reporter pour légitimer sa mise à mort, voilà la nouvelle doctrine. »
Et nous, on fait quoi ?
La question me hante depuis que j’ai commencé à écrire ce texte. Parce qu’écrire un article indigné, c’est bien. Mais concrètement ? On fait quoi ?
Il y a les plaintes déposées pour crimes de guerre – elles existent, elles avancent lentement. Il y a les campagnes de sensibilisation, les pétitions, les appels à la protection renforcée des journalistes en zone de conflit. Tout ça est nécessaire. Mais est-ce suffisant ? Franchement, j’en doute.
Ce qu’il faudrait, c’est que les États se réveillent. Que la protection des journalistes redevienne une priorité diplomatique absolue. Que chaque mort déclenche une enquête internationale indépendante et rapide. Que l’impunité cesse d’être la règle.
Parce que si on laisse faire, demain ce sera pire. Demain, il n’y aura plus personne pour raconter ce qui se passe vraiment. Et là, on aura tout perdu.
Un dernier mot
En refermant ce bilan, je pense à ces 67 noms. À leurs familles. À leurs collègues qui continuent malgré tout, le cœur serré mais la caméra allumée. Ils savent que chaque reportage peut être le dernier. Et pourtant ils y vont.
Alors la moindre des choses, c’est de ne pas détourner le regard. De lire leurs articles, de regarder leurs images, d’écouter leurs témoignages. Parce que tant qu’on les regarde, ils ne sont pas morts pour rien.
Et peut-être, peut-être seulement, que ça changera quelque chose.
