Imaginez-vous au bord de l’eau un matin d’automne, le brouillard qui monte doucement de la Seine, un vieux pêcheur qui regarde le courant sans pouvoir y jeter le moindre filet. À quelques dizaines de kilomètres en amont, on célèbre la renaissance du fleuve : on y nage, on y fait des triathlons, on prend des selfies les pieds dans l’eau. En aval ? Silence radio. L’interdiction de pêche professionnelle, elle, n’a pas bougé d’un iota depuis plus de quinze ans. C’est à peine croyable, et pourtant c’est la réalité quotidienne des derniers vrais pêcheurs de la Seine.
Un fleuve coupé en deux
Quand on parle de la Seine propre, on pense immédiatement aux plongeons d’Anne Hidalgo ou aux médailles olympiques de 2024. Et c’est mérité : des milliards ont été investis, les stations d’épuration tournent à plein régime, les rejets industriels sont mieux contrôlés. Résultat ? Les indicateurs bactériologiques sont au vert dans Paris intra-muros, les poissons reviennent, même les plus exigeants. Mais dès que l’on sort de la capitale et que l’on descend vers l’ouest, c’est comme si on changeait de planète administrative.
En aval, dans les Yvelines, l’Eure ou l’Oise, les arrêtés préfectoraux qui interdisent la commercialisation (et souvent la pêche elle-même) datent parfois de 2008, 2010, 2012… Ils n’ont jamais été levés. Motif ? La présence passée de polluants persistants – PCB, métaux lourds, et maintenant les fameuses substances perfluoroalkylées qu’on appelle PFAS. Des molécules qui restent des décennies dans les sédiments et qui finissent, hélas, dans la chair des poissons.
Des analyses qui disent « c’est bon »… mais personne ne bouge
Ce qui rend la situation complètement ubuesque, c’est que les pêcheurs ne sont pas restés les bras croisés. Ils ont payé de leur poche des analyses indépendantes sur sandres, brochets, brèmes, silures. Résultat ? Les taux de PCB sont aujourd’hui très majoritairement sous les seuils de commercialisation. Idem pour le mercure, le plomb, le cadmium. Même les PFAS, ces « polluants éternels » dont tout le monde parle, sont à des niveaux qui permettraient, selon les normes européennes, de remettre le poisson sur les étals.
« On a tout fait dans les règles, avec des laboratoires agréés Cofrac, et même en partenariat avec des chercheurs publics. Tout est bon. Mais les préfectures nous répondent que nos protocoles ne sont pas les bons… alors que les leurs ne sont plus faits depuis dix ans ! »
– Un patron pêcheur professionnel basé dans l’Eure
Difficile de ne pas y voir une forme de flemmardise administrative. Lever une interdiction demande une nouvelle instruction, des études, des consultations… Bref, du travail. La maintenir ? Il suffit de ne rien faire. Et tant que personne ne crie trop fort, ça passe.
Les signes que la nature, elle, a déjà tourné la page
Pendant ce temps, le fleuve, lui, ne ment pas. Les pêcheurs le voient tous les jours :
- Les moules d’eau douce, disparues depuis les années 70, recolonisent certains secteurs par millions.
- Le gardon et la brème pullulent à nouveau.
- Les carnassiers (brochet, sandre, perche) sont revenus en force.
- Même l’alose feinte, un migrateur hyper exigeant sur la qualité de l’eau, tente de remonter jusqu’à Paris.
Autant d’indicateurs que les biologistes appellent des bio-indicateurs. Quand ils reviennent, c’est que l’oxygène est là, que les micropolluants organiques ont fortement baissé, que l’écosystème repart. Mais pour l’administration, ça ne semble pas suffire.
Huit générations sur l’eau… et puis plus rien
Prenez la famille Bertolo, basée à Sainte-Geneviève-lès-Gasny dans l’Eure. Huit générations de mariniers-pêcheurs. Le grand-père vendait encore son poisson sur les marchés de Mantes-la-Jolie et de Vernon dans les années 90. Aujourd’hui, le petit-fils, la trentaine, n’a plus le droit de poser un carrelet dans la Seine. Il est obligé de parcourir la France entière pour exercer son métier : pêches de sauvetage avant vidange d’étangs, inventaires piscicoles dans la Brenne, contrats sur le canal Seine-Nord… Tout sauf pêcher là où ses ancêtres ont toujours pêché.
Et ils ne sont plus que deux ou trois comme lui sur tout le bassin Seine-Normandie. Une profession qui s’éteint doucement, non pas parce que le poisson a disparu, mais parce que la paperasse l’a tué.
Comment survivre quand son fleuve est interdit ?
Pour ne pas mettre la clé sous la porte, ces pêcheurs se sont réinventés :
- Pêche dans l’Oise (où l’interdiction est levée sur certains secteurs).
- Contrats de pêche de sauvetage avant travaux (vidanges, barrages, canaux).
- Inventaires scientifiques pour les agences de l’eau ou les parcs naturels.
- Transformation : rillettes de silure au piment d’Espelette, soupes de carpe, terrines vendues à des chefs étoilés.
Le silure, ce « monstre » que tout le monde détestait il y a vingt ans, est devenu leur meilleur allié. Chair ferme, goût neutre, il se transforme à merveille. Certains restaurants parisiens en raffolent… alors que le poisson vient parfois de la Loire ou du Rhône, jamais de la Seine.
Et demain ?
Des discussions ont bien lieu avec les services de l’État. Des études plus officielles sont en cours. Mais les pêcheurs n’y croient plus trop. Ils ont vu trop de rapports dormir dans les tiroirs. Pourtant, la logique est implacable : si l’eau est assez propre pour que des milliers de Parisiens s’y baignent chaque été, elle devrait l’être aussi pour que quelques artisans nourrissent leur famille avec le produit de leur pêche.
À l’heure où l’on parle circuits courts, souveraineté alimentaire, métiers en voie de disparition, laisser mourir la pêche professionnelle sur la Seine serait non seulement injuste, mais franchement absurde.
Le fleuve, lui, continue son chemin. Il charrie moins de saletés qu’hier, plus de vie qu’avant-hier. Reste à savoir si les hommes sauront un jour marcher au même rythme que lui.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Un jour verrons-nous à nouveau des étals de poisson de Seine sur les marchés de Vernon, de Rouen ou de Mantes ? Ou cette profession est-elle condamnée à disparaître par pure inertie administrative ? Dites-le moi en commentaire, j’ai vraiment envie de connaître votre avis sur ce paradoxe fluvial.
