Imaginez la scène. Vous êtes chez votre généraliste, la gorge nouée, le dos en vrac, ou simplement à bout nerveusement. Au lieu de vous tendre l’arrêt de travail habituel, il griffonne sur son ordonnance : « Télétravail 15 jours renouvelable ». Vous rentrez chez vous… et vous bossez en pyjama. Ce qui ressemblait il y a encore cinq ans à une blague de geek devient, en ce début d’hiver 2025, une possibilité bien réelle.
Le télétravail devient officiellement thérapeutique
Oui, vous avez bien lu. Fin octobre, dans la torpeur des débats budgétaires, quatre députés du groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires ont glissé deux amendements aussi discrets que révolutionnaires dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2026. Si le texte passe en lecture définitive – et rien n’est encore joué –, n’importe quel médecin de ville pourra, en lieu et place d’un arrêt classique, prescrire une période de travail à distance. Avec trois conditions : votre accord, l’accord de votre employeur et la compatibilité de votre poste avec le télétravail.
Franchement, quand j’ai vu ça passer dans les comptes-rendus parlementaires, j’ai d’abord cru à une blague. Puis j’ai compris que c’était sérieux. Très sérieux même, quand on regarde les chiffres qui ont poussé l’État à sortir l’artillerie lourde.
Des chiffres qui font mal à la Sécu
Entre 2010 et 2023, les indemnités journalières maladie pour le régime général sont passées de 6,2 milliards à plus de 10,2 milliards d’euros. Quasiment +65 % en treize ans. Et non, le Covid n’explique pas tout : même en retirant les années folles 2020-2021, la courbe reste vertigineuse.
Derrière ces milliards, il y a surtout des arrêts qui s’allongent. Aujourd’hui, un arrêt moyen dure 18 jours chez les salariés du privé, contre 12 jours il y a vingt ans. Et les arrêts longs (plus de trois mois) explosent littéralement depuis 2018. Burn-out, troubles musculo-squelettiques, dépression : les motifs « psy » et « dos » trustent les premières places.
« On est face à un phénomène structurel, pas conjoncturel. Le salariat change, les exigences aussi, et le corps dit stop plus souvent. »
– Un médecin du travail que je connais bien
Comment ça marcherait concrètement ?
En pratique, c’est assez simple sur le papier.
- Vous consultez votre médecin traitant (ou n’importe quel généraliste).
- Il estime que vous n’êtes pas en état de reprendre en présentiel mais que vous pouvez travailler à distance.
- Il coche la case « prescription de télétravail » sur le formulaire Cerfa (un nouveau va être créé).
- Vous transmettez ça à votre employeur qui a, en théorie, 48 heures pour répondre.
- Pendant cette période, vous touchez votre salaire complet (pas d’indemnités journalières) et votre contrat reste inchangé.
Avantage colossal pour la Sécurité sociale : zéro euro déboursé tant que vous êtes payé à 100 %. L’économie potentielle ? Plusieurs centaines de millions d’euros par an si seulement 10 % des arrêts courts basculent en télétravail prescrit.
Ce que les salariés en pensent vraiment
Dans les groupes Facebook de malades chroniques ou de parents solo que je fréquente parfois pour mon boulot, c’est la foire aux réactions. Il y a ceux qui hurlent au génie :
« Enfin ! J’ai une spondylarthrite, je peux coder depuis mon lit les jours de crise, mais mon manager me force à prendre des arrêts. Là je garderai mon salaire entier et mon équipe ne sera pas pénalisée. »
Et puis il y a les autres, nettement plus méfiants :
« Super, on va nous forcer à bosser avec 39 de fièvre parce que “de chez toi c’est possible”. On connaît la chanson. »
Les deux ont raison. Tout dépendra du garde-fou : l’accord du salarié reste obligatoire. En théorie, personne ne pourra vous imposer le télétravail médical si vous refusez. En pratique… on sait tous comment ça se passe quand le médecin, l’employeur et la Sécu font front commun.
Et les entreprises dans tout ça ?
J’ai appelé deux DRH d’ETI ce week-end pour prendre la température. Réactions contrastées.
La première, dans le numérique (80 % des effectifs déjà en télétravail) : « Franchement, ça change rien pour nous. On préfère même ça : on garde la compétence et on évite les trous dans les plannings. »
La seconde, dans l’industrie (presque tout en présentiel) : « On va se retrouver à payer des gens qui ne produisent pas à 100 % parce qu’ils sont malades. Et si on refuse systématiquement, on passe pour des tyrans. C’est perdant-perdant. »
Le vrai point noir, c’est l’inégalité flagrante entre métiers. Un développeur, un comptable, un marketeur ? Facile. Un ouvrier sur chaîne, un infirmier libéral, un prof des écoles ? Impossible. On risque de créer une médecine à deux vitesses : le télétravail salvateur pour les cols blancs, l’arrêt classique (et ses 50 % de salaire après trois jours) pour les autres.
Le précédent belge qui fait réfléchir
La Belgique teste déjà ce dispositif depuis 2022. Résultat ? Environ 5 % des arrêts courts basculent en télétravail médical. Les burn-out longs diminuent légèrement (-8 % en deux ans selon les chiffres officiels), mais les arrêts très courts explosent (+23 %). Traduction : les gens se font prescrire deux jours de télétravail pour un rhume plutôt que de poser un RTT. Moralité ? Le système marche… mais il coûte quand même cher en absentéisme déguisé.
Ce qui pourrait encore faire capoter la mesure
Techniquement, rien n’est voté définitivement. Le texte doit encore passer au Sénat, puis revenir en nouvelle lecture. Et même si le 49.3 finit par tout balayer (probable), il restera les décrets d’application. Or là, tout peut se jouer :
- Quel formulaire ? Qui contrôle la compatibilité du poste ?
- L’employeur pourra-t-il refuser sans motif valable ?
- Et surtout : combien de jours maximum ? 15 ? 30 ? Illimité tant que le médecin renouvelle ?
Autant de questions qui, mal réglées, peuvent transformer la mesure en usine à gaz… ou en machine à pression supplémentaire sur les salariés fragiles.
Mon avis (parce qu’on est entre nous)
Personnellement, je trouve l’idée plutôt maline. Travailler malade en présentiel, c’est souvent contagieux, contre-productif et dangereux (coucou les accidents de trajet en état de fatigue). Bosser depuis son canapé quand on a 38,5 °C et qu’on fait du PowerPoint, c’est déjà ce que font des millions de Français en douce. Autant encadrer la pratique plutôt que de la laisser dans la zone grise.
Mais il y a un énorme « mais ». Si on ne pose pas des garde-fous en béton – refus possible sans justification de l’employeur, durée limitée stricte, contrôle médical renforcé –, on va juste inventer l’arrêt maladie low-cost pour les entreprises et l’enfer doux pour certains salariés.
Entre la carotte (garder son salaire plein) et le bâton (la culpabilité de « coûter cher à la Sécu »), on sait très bien qui va gagner chez les personnalités fragiles ou les boîtes toxiques.
Alors oui, le télétravail sur ordonnance peut être une avancée formidable. À condition de ne pas oublier que la santé, ce n’est pas que l’absence de fièvre. C’est aussi le droit, parfois, de débrancher complètement.
Et vous, vous signeriez pour quinze jours de télétravail prescrit… ou vous exigeriez le vrai arrêt ?
