Vous est-il déjà arrivé d’être tellement happé par une œuvre que votre corps finit par dire stop ? Mercredi soir, à Milan, c’est exactement ce qui s’est produit, mais sur la scène la plus prestigieuse du monde lyrique. Riccardo Chailly, le maestro absolu de la Scala depuis dix ans, s’est effondré en pleine représentation. Le rideau est tombé plus tôt que prévu, et le silence a remplacé les applaudissements.
Je ne vous cache pas que la nouvelle m’a secoué. À 72 ans, on sait que la santé peut jouer des tours, mais voir un géant de la musique classique stoppé net en plein feu d’artifice choral et orchestral, ça fait quelque chose.
Un inaugural qui tourne au drame
Chaque 7 décembre, la Scala ouvre sa saison avec une première attendue comme un événement national en Italie. Cette année, c’était Lady Macbeth du district de Mtsensk de Chostakovitch, une œuvre brutale, sexuelle, violente – pas vraiment le genre de partition reposante pour un chef qui vient de fêter ses 72 printemps.
Le spectacle avait pourtant démarré dans une tension électrique habituelle. Les spectateurs, en smoking et robes de soirée, étaient là pour juger, applaudir, parfois huer – c’est la tradition milanaise. Personne n’imaginait que la soirée basculerait dans l’inquiétude.
Les signes avant-coureurs que personne n’a voulu voir
Déjà pendant le premier acte, certains musiciens de l’orchestre ont remarqué que leur chef était plus pâle qu’à l’accoutumée. Un visage presque cireux sous les projecteurs. Mais Riccardo Chailly, c’est le genre d’homme qui ne montre jamais sa fatigue. Il a tenu bon, a terminé l’acte, puis a insisté – oui, insisté – pour diriger le deuxième.
C’est à la fin de ce deuxième acte que tout a basculé. À peine le dernier accord résonné, le maestro a vacillé. Des mains l’ont rattrapé avant qu’il ne tombe complètement. En quelques secondes, l’urgence médicale a pris le relais. Ambulance, gyrophare bleu dans la via Filodrammatici, direction l’hôpital spécialisé en cardiologie de Monzino.
« Il était blanc comme un linge, mais il a refusé de s’arrêter après le premier acte. Il voulait absolument continuer. »
Témoignage recueilli auprès d’un musicien de l’orchestre
Trente minutes d’angoisse dans la salle
Pendant ce temps, les 2 000 spectateurs patientent. D’abord quelques minutes, puis dix, puis vingt. Les téléphones restent éteints – on est à la Scala, quand même. Mais l’inquiétude monte. On se regarde, on murmure. Est-ce une blague ? Une mise en scène ?
Puis le coordinateur artistique monte sur scène, visiblement ému. Annonce courte, voix grave : la représentation est interrompue « par respect pour le maestro » et vu la complexité de la partition. Standing ovation immédiate. Pas pour le spectacle, mais pour l’homme.
Franchement, j’ai trouvé ça beau. Dans ce temple parfois impitoyable où l’on peut huer un chanteur jusqu’aux larmes, le public a choisi l’empathie. Un moment de grâce dans la panique.
Riccardo Chailly, l’homme qui ne s’arrête jamais
Pour comprendre l’ampleur du choc, il faut remonter un peu dans la carrière de ce Milanais pure jus. Fils du compositeur Luciano Chailly, il a grandi dans la musique. Premier poste important à 20 ans à peine, assistant de Claudio Abbado. Puis Chicago, Amsterdam, Leipzig, Lucerne, et enfin la Scala en 2015.
Ceux qui le connaissent parlent d’un bourreau de travail. Des journées qui commencent à 6 h du matin pour étudier les partitions, des répétitions marathon, une exigence terrible envers lui-même et les autres. Résultat : il a redonné à la Scala une place parmi les trois ou quatre meilleures maisons d’opéra du monde.
- Plus de 80 productions dirigées à Milan depuis 1978
- Répertoire allant de Monteverdi à la création contemporaine
- Enregistrements qui raflent les prix internationaux
- Tournée triomphale du Filarmonica della Scala dans le monde entier
Mais ce rythme infernal a déjà montré ses limites. En 2023, il avait annulé le concert d’ouverture du Festival de Lucerne après une opération. En février dernier, il avait dû renoncer à une tournée. Des signaux que beaucoup avaient interprétés comme de simples fatigues passagères.
Lady Macbeth, une œuvre qui ne pardonne pas
Il y a aussi la question de la partition choisie. Lady Macbeth du district de Mtsensk n’est pas une promenade de santé. Chostakovitch y déploie une violence orchestrale rare, des cuivres qui hurlent, des percussions qui cognent, des contrastes dynamiques extrêmes. Diriger ça pendant trois heures demande une énergie colossale.
Certains chefs refusent carrément l’œuvre en fin de carrière, justement parce qu’elle peut être physiquement destructrice. Chailly, lui, l’avait choisie comme étendard de sa direction artistique : montrer que la Scala peut encore affronter les partitions les plus rudes du XXe siècle.
Ironie du sort : l’opéra raconte l’histoire d’une femme qui tue pour assouvir ses désirs. Mercredi soir, c’est le chef qui a payé le prix fort pour assouvir sa passion.
Et maintenant ?
Jeudi matin, toujours pas de communiqué officiel sur l’état de santé précis. Seule certitude : il est toujours hospitalisé en soins intensifs cardiologiques. À 72 ans, on ne prend plus de risques.
À la Scala, on prépare déjà les plans B, C et D. Reprise des représentations avec un chef remplaçant ? Annulation pure et simple ? Remboursement des places à 2 000 euros pièce ? Personne ne veut y penser pour l’instant. La priorité, c’est l’homme.
Ce qui est sûr, c’est que cet incident pose une question plus large : jusqu’à quel âge peut-on diriger les orchestres les plus exigeants du monde ? Abbado a tenu jusqu’à 80 ans, mais avec des pauses. Bernstein est mort à 72 ans, quelques mois après un dernier concert épuisant. Muti, à 84 ans, lève encore la baguette, mais avec une sagesse nouvelle.
Riccardo Chailly, lui, n’a jamais voulu ralentir. Peut-être que son corps vient de lui envoyer le message le plus brutal possible.
Un symbole plus grand que la musique
Au-delà de la santé d’un homme, c’est tout un modèle qui vacille. Celui du chef-dieu tout-puissant, capable de tenir un orchestre de 120 musiciens et un chœur de 100 choristes pendant quatre heures sans broncher. Celui du maestro qui ne dort pas, qui annule rarement, qui porte sur ses épaules la réputation d’une institution.
Ce malaise rappelle cruellement que derrière la baguette, il y a un être humain. Avec ses limites. Ses fragilités. Son cœur qui bat – et parfois défaille.
En attendant des nouvelles plus précises, toute la planète lyrique retient son souffle. Parce que Riccardo Chailly, ce n’est pas qu’un chef d’orchestre. C’est une partie vivante de l’histoire de la musique.
Prenez soin de vous, maestro. La Scala peut attendre. Votre santé, non.
