Vous est-il déjà arrivé de passer devant un monument tellement familier que vous ne le regardez même plus ? Et puis un jour, catastrophe, il disparaît dans les flammes. C’est exactement ce que les Bordelais ont vécu en mars 2023.
Ce soir-là, en marge d’une manifestation contre la réforme des retraites, quelques individus mettent le feu à la porte d’entrée du palais Rohan, siège de l’Hôtel de ville depuis près de deux siècles. En quelques minutes, des siècles d’histoire partent en fumée. Le choc est immense. La façade noircie devient pendant des mois le symbole d’une colère qui a débordé.
Une résurrection à l’identique qui a duré trente mois
Deux ans et demi plus tard, demain 12 décembre 2025, Bordeaux va enfin tourner la page. La nouvelle porte, reconstruite à l’identique, sera inaugurée en grande pompe. Et croyez-moi, l’émotion sera au rendez-vous.
Trente mois de travail. Pas un de moins. Quand on sait que la porte originale datait du XVIIIe siècle et mesurait plus de cinq mètres de haut pour deux battants de 500 kg chacun, on comprend mieux l’ampleur du défi.
D’abord, le diagnostic : que reste-t-il après l’incendie ?
Les pierres, les colonnes, les sculptures et le blason qui encadraient la porte ont miraculeusement résisté, même s’ils étaient salis et abîmés. Les Compagnons du Devoir de Saint-Jacques, spécialistes de la restauration du patrimoine, ont pris les choses en main dès l’été 2023.
Nettoyage, consolidation, micro-sablage… Chaque élément a été bichonné comme une œuvre d’art. Parce que c’est exactement ce que c’est.
La grande question : à l’identique ou contemporaine ?
Très vite, le débat s’enflamme (si j’ose dire). Certains architectes rêvent d’une création moderne, en verre et acier, histoire de marquer le coup. D’autres, la majorité des Bordelais, veulent leur porte d’avant, point barre.
La mairie organise une consultation publique à l’automne 2023. Résultat sans appel : plus de 13 800 participants et 75 % votent pour une reconstruction strictement identique. Le peuple a parlé.
« On ne remplace pas un morceau d’âme de la ville par un concept design, aussi joli soit-il.
Un riverain de la place Pey Berland, lors de la consultation
Le bois, le vrai défi
Une fois la décision prise, il a fallu trouver une menuiserie capable de relever le défi. Direction les environs de Poitiers, où une entreprise familiale s’est attelée à la tâche.
Chêne massif provenant de forêts françaises gérées durablement, séchage naturel, sculpture à la main pour reproduire chaque motif Louis XV… Rien n’a été laissé au hasard. Les artisans ont travaillé à partir des plans d’archive et des milliers de photos prises avant l’incendie.
- Sculpture des panneaux et des moulures : 14 mois
- Assemblage traditionnel à tenons-mortaises (sans une vis !) : 4 mois
- Ponçage et préparation de la finition : 3 mois
- Pose des ferrures forgées sur mesure : 2 mois
- Transport et installation finale : le grand frisson
La surprise couleur : adieu le bleu, bonjour le naturel
Et là, revelation. Tout le monde à Bordeaux pensait que la porte bleue depuis toujours. Eh bien non. Les analyses stratigraphiques menées par la DRAC ont révélé que la teinte bleue n’était apparue qu’au XIXe siècle.
À l’origine, elle était simplement cirée, laissant apparaître la beauté du veinage du chêne. La mairie a donc décidé de revenir à cette finition naturelle, plus lumineuse et surtout plus fidèle à l’époque de la construction (1771-1784).
Franchement ? Quand j’ai vu les premières photos de la porte terminée dans l’atelier, j’ai trouvé ça magnifique. Le bois respire, les sculptures ressortent comme jamais. On gagne en élégance ce qu’on perd en habitude visuelle.
Un coût assumé : 803 822 €
Évidemment, tout cela a un prix. Près de 804 000 euros précisément. Certains ont crié au scandale. Moi je trouve que quand même que quand on compare à certains projets contemporains qui flambent (sans mauvais jeu de mots) des millions pour parfois beaucoup moins de sens, c’est plutôt raisonnable.
Et puis, on parle d’un élément classé, central dans l’identité bordelaise. C’est un investissement pour les générations futures.
Que sont devenus les incendiaires ?
Petit rappel judiciaire pour clore le chapitre douloureux : les cinq auteurs identifiés ont été jugés en 2024. Quatre ont écopé d’un an de prison avec sursis. Le cinquième, récidiviste, a pris six ans ferme. La justice est passée, même si on peut dire.
Mais demain, on ne parlera plus de colère ni de destruction. On parlera de renaissance.
Demain, l’inauguration : un moment suspendu
Les deux battants de 500 kg vont s’ouvrir pour la première fois devant le public. Je vous parie que plus d’un Bordelais aura la gorge serrée. Il y aura des discours, bien sûr, mais surtout ce silence particulier quand un morceau de mémoire collective retrouve sa place.
Parce qu’au fond, cette porte, ce n’est pas qu’un bout de bois. C’est la grande entrée d’un palais qui a vu passer Louis XVI, Napoléon III, de Gaulle, et des milliers de mariages, de remises de médailles, de manifestations joyeuses ou revendicatives.
Elle a brûlé un soir de colère. Elle renaît un soir d’hiver, plus belle qu’avant.
Et quelque part, c’est une belle leçon : on peut détruire en quelques minutes ce qui a mis des siècles à se construire. Mais on peut aussi choisir, ensemble, de tout recommencer. À l’identique, en mieux, avec le respect du passé et l’envie d’avenir.
Alors si vous passez par Bordeaux demain soir, arrêtez-vous place Pey Berland. Regardez cette porte. Touchez-la si vous pouvez. Et souriez. La ville a gagné.
Parce que oui, parfois, la beauté l’emporte.
