Vous est-ce déjà arrivé de rester planté à un feu rouge à 3 heures du matin, personne autour, et de vous dire « mais pourquoi je poireaute ici comme un idiot ? » Moi oui, souvent. Et si on supprimait simplement tous ces feux, ces lignes blanches, ces panneaux qui nous dictent la vie ? Une idée de fou ? Pas pour tout le monde. Une ville moyenne aux Pays-Bas a osé le faire il y a plus de vingt ans. Et le plus incroyable, c’est que ça marche.
Quand une ville décide de tout effacer
Je suis arrivé un mardi matin pluvieux de décembre. Autoroute impeccable, sortie classique, et là… rien. Pas de grand-chose qui saute aux yeux au premier abord. Je m’attendais à un chaos joyeux, un peu comme dans un film post-apocalyptique version vélo. Raté. Les rues paraissent presque normales. Puis on commence à comprendre : il n’y a pas de trottoirs distincts, pas de passages cloutés criards, presque plus de panneaux « stop » ou « cédez le passage ». Tout le monde roule, marche ou pédale au même niveau.
Le concept s’appelle shared space, ou espace partagé en français. L’idée de base est simple, presque enfantine : quand on retire les règles rigides, les gens font plus attention. Ils lèvent la tête du téléphone, regardent autour d’eux, ralentissent naturellement. Paradoxal ? Oui. Efficace ? Apparemment.
L’histoire d’un urbaniste un peu barré
Tout a commencé avec un ingénieur néerlandais nommé Hans Monderman. L’homme était convaincu que trop de signalisation rendait les conducteurs paresseux. Son mantra : « Plus on traite les gens comme des idiots, plus ils se comportent comme des idiots. » Il a donc proposé l’inverse : faire confiance à l’intelligence collective.
En 2003, la ville de Drachten (55 000 habitants aujourd’hui) a servi de laboratoire grandeur nature. Ils ont retiré les feux à l’un des carrefours les plus fréquentés d’Europe à l’époque – 20 000 véhicules par jour – et remplacé tout ça… par rien. Juste un rond-point très large, sans marquage, sans priorité formelle.
« Quand vous ne savez plus qui a la priorité, vous devenez poli. »
Hans Monderman (cité par de nombreux urbanistes)
Ce que ça donne dans la vraie vie
Je me gare près du centre. Première surprise : les parkings sont intégrés dans l’espace partagé. Pas de barrières, pas de lignes bleues. On se parque là où il y a de la place, point. Je sors de la voiture et là où j’ai envie de marcher. Personne ne klaxonne, personne ne râle.
Je traverse la rue principale. Pas de passage piéton. Je lève la main vaguement, un cycliste ralentit, une voiture s’arrête doucement. Contact visuel, petit signe de tête, je passe. C’est… étrangement agréable. On se sent considéré.
Dans les petites rues commerçantes, c’est encore plus frappant. Les terrasses débordent sur la chaussée. Un livreur en camionnette avance au pas, klaxonne gentiment pour demander le passage, les gens s’écartent en souriant. Pas de stress apparent.
- Les enfants jouent au milieu de la rue sans que les parents paniquent
- Les vélos (beaucoup de vélos) zigzaguent tranquillement
- Les voitures roulent à 20-30 km/h maximum sans que personne ne les y oblige
Franchement, on se croirait dans un village de 500 habitants, pas dans une ville de la taille de Saint-Brieuc ou d’Annecy.
Les chiffres qui font réfléchir
Avant 2003, le grand carrefour sans feux enregistrait environ 8 accidents graves par an. Après la transformation ? Zéro accident mortel en vingt ans. Le nombre total d’accidents (même légers) a chuté de près de 70 %. Le temps de parcours a diminué de 20 % parce que plus personne ne reste bloqué à un feu rouge inutile.
Et le plus fou : la vitesse moyenne a baissé, mais la fluidité a augmenté. Les bouchons ont quasiment disparu du centre-ville.
| Indicateur | Avant 2003 | Après transformation |
| Accidents graves/an | 8 | 0 |
| Accidents totaux | ~70 | ~20 |
| Temps de parcours centre | 12 min | 9-10 min |
| Vitesse moyenne | 42 km/h | 28 km/h |
Des chiffres qui donnent le vertige quand on pense aux milliards dépensés chaque année en feux tricolores et radars en France.
Mais est-ce vraiment sans danger ?
Évidemment, tout n’est pas rose. Les personnes âgées ou malvoyantes peuvent se sentir moins en sécurité. Les touristes roulent parfois trop vite parce qu’ils n’ont pas intégré le code implicite. Et quand il pleut des cordes (ce qui arrive souvent aux Pays-Bas), la visibilité baisse et l’attention aussi.
Les autorités locales ont quand même dû remettre quelques panneaux « attention enfants » près des écoles et des ralentisseurs très discrets (juste un léger bombement de la chaussée). Mais globalement, le système tient la route – c’est le cas de le dire.
Pourquoi ça ne se fait pas partout ?
La vraie raison, c’est la peur du politique. Imaginez un maire qui annonce : « On va enlever tous les feux rouges ! » Il se fait laminer en 24 heures. Pourtant, des expériences similaires existent à Poynton (Angleterre), à Nantes (quartier pilote), à Bordeaux (quelques rues). Mais jamais à l’échelle d’une ville entière.
Il y a aussi la question juridique : en cas d’accident, qui est responsable quand il n’y a plus de priorité formelle ? Les assurances néerlandaises ont fini par s’adapter, mais en France, on en est loin.
Et nous, on attend quoi ?
Personnellement, après avoir passé deux jours là-bas, je suis rentré avec une conviction : on surestime largement le besoin de signalisation. Dans ma ville, il y a des feux rouges qui restent au rouge 90 secondes pour laisser passer… zéro piéton. C’est absurde.
On pourrait commencer petit : un quartier, une rue commerçante, un rond-point. Tester, mesurer, ajuster. Parce que l’expérience néerlandaise montre une chose évidente : quand on traite les gens comme des adultes responsables, ils se comportent souvent… comme des adultes responsables.
Et vous, vous seriez prêts à essayer dans votre ville ?
PS : Depuis mon retour, je ralentis plus souvent au regard des piétons, même quand j’ai la priorité. Preuve que l’idée contamine. Et ça, ça n’a pas de prix.
