Imaginez-vous au petit matin, dans un village perdu des Pyrénées. Le brouillard colle encore aux prairies quand les premiers gyrophares percent la brume. Des dizaines de gendarmes mobiles, des vétérinaires en combinaison intégrale, et surtout ce bruit : le mugissements affolés, moteurs de tracteurs qui tournent à vide, cris d’hommes et de femmes qui refusent de voir partir leurs bêtes. C’est exactement ce qui se passe en ce moment même dans une ferme des Bordes-sur-Arize, en Ariège. Un seul cas confirmé de dermatose nodulaire contagieuse, et c’est tout un troupeau qui doit disparaître. La scène a quelque chose de profondément dérangeant, presque irréel.
Je ne suis pas agriculteur, mais quand je vois ces images tourner en boucle sur les réseaux, j’ai le ventre noué. Parce que derrière la mesure sanitaire, il y a des vies entières qui basculent. Des familles qui ont parfois passé trente ans à sélectionner leurs vaches, à les connaître une par une. Et d’un coup, plus rien. Tout ça pour une maladie qui, soyons honnêtes, ne tue presque jamais les bovins adultes.
Une maladie venue d’ailleurs qui panique l’Europe
La dermatose nodulaire contagieuse (ou lumpy skin disease en anglais) n’est pas nouvelle. Elle traîne depuis des décennies en Afrique subsaharienne, puis elle a remonté vers le nord, passant par la Turquie, les Balkans, jusqu’à frapper la Grèce et les Balkans ces dernières années. En France, on pensait être à l’abri. Erreur.
Premier cas officiel détecté en septembre 2025 dans le sud-ouest, et depuis ça s’emballe. Quelques foyers isolés dans les Pyrénées-Atlantiques, puis en Haute-Garonne, et maintenant ce cas ariégeois qui fait office de détonateur. La maladie est virale, transmise surtout par des insectes piqueurs (mouches, moustiques, tiques). Elle provoque des nodules sur la peau, de la fièvre, une baisse de production laitière, parfois des avortements. Mais le taux de mortalité ? Entre 1 et 5 % chez les adultes. Chez les veaux, c’est plus sérieux, je vous l’accorde.
Alors pourquoi cette réponse aussi brutale ? Parce que l’Europe a classé la DNC en catégorie A, c’est-à-dire maladie à déclaration obligatoire avec abattage systématique du foyer et des contacts. Pas de demi-mesure. L’objectif : zéro risque pour la filière export. Et la France, gros exportateur de viande et de reproducteurs, ne veut surtout pas perdre ce statut « indemne » qui vaut de l’or.
L’abattage a commencé… malgré la résistance
Ce vendredi 12 décembre, vers 8 heures du matin, les services vétérinaires sont entrés dans la ferme avec escorte renforcée. Hier soir déjà, les gendarmes avaient délogé la soixantaine d’agriculteurs qui occupaient les lieux depuis mercredi. Quatre interpellations, des gaz lacrymogènes, des tracteurs poussés sur le côté. Une scène qu’on avait plus vue depuis les grandes manifs anti-abattage de la fièvre catarrhale il y a quelques années.
« On nous traite comme des criminels parce qu’on défend nos animaux ! Une seule vache positive, et on tue les 80 autres qui sont en parfaite santé… C’est disproportionné ! »
Un éleveur présent sur place, anonyme pour éviter les représailles
Et le pire, c’est que beaucoup d’éleveurs comprennent la nécessité de maîtriser l’épidémie. Mais ils ne digèrent pas la méthode. « On a des vaccins qui marchent à 95 %, pourquoi ne pas vacciner tout le troupeau et isoler la bête malade ? » me confiait hier un collègue éleveur limousin au téléphone. Question légitime.
Vaccination obligatoire : la rustine qui arrive trop tard ?
Justement, le gouvernement a fini par céder… en partie. Un arrêté publié ce vendredi étend la zone de vaccination obligatoire à toute l’Occitanie et à plusieurs départements limitrophes. Des centaines de milliers de doses sont en train d’arriver. Mais voilà : dans la ferme ariégeoise, c’est déjà trop tard. Le troupeau va être abattu avant même que la campagne vaccinale ne démarre vraiment.
- Plus de 300 000 doses commandées en urgence
- Vaccin vivant atténué, efficace mais qui rend les animaux positifs aux tests pendant quelques semaines
- Coût estimé de la campagne : plusieurs dizaines de millions d’euros (prise en charge par l’État… et donc par nous)
- Délai d’immunité : 21 jours minimum
Beaucoup d’agriculteurs y voient une reconnaissance implicite que l’abattage systématique n’est pas la seule solution. « S’ils vaccinent maintenant, pourquoi ne pas l’avoir fait dès le premier cas ? » La question brûle toutes les lèvres dans les campagnes.
Un précédent dangereux pour l’élevage français
Ce qui se passe en Ariège n’est pas un cas isolé. Il cristallise vingt ans de défiance entre les éleveurs et l’administration sanitaire. On se souvient de la fièvre catarrhale ovine en 2007-2008, des centaines de milliers d’animaux abattus « par précaution », des indemnisations qui ont traîné, des exploitations qui n’ont jamais relevé la tête.
Aujourd’hui, les langues se délient. Sur les réseaux, dans les coopératives, dans les bars PMU des villages, on entend la même chose : « La prochaine fois, ce sera la MHE, puis autre chose. À chaque nouvelle maladie, on tue tout et on vaccine après. » Il y a un sentiment que la filière bovine est devenue une variable d’ajustement pour préserver le commerce international au détriment des éleveurs de terrain.
Et l’éleveur dans tout ça ?
L’exploitation ariégeoise est une ferme familiale classique : une soixantaine de vaches laitières, quelques veaux, un peu d’engraissement. Rien d’industriel. Le genre d’endroit où les bêtes ont un nom. L’éleveur, la cinquantaine, est dévasté. Il risque de tout perdre : son cheptel, son outil de travail, et surtout des années de sélection génétique.
L’État promet des indemnisations « à 100 % de la valeur vénale ». Mais tout le monde sait que ça ne remplace pas une vache primée, une lignée qu’on a mis quinze ans à améliorer. Et puis il y a le traumatisme. Voir son troupeau chargé dans des camions pour l’abattoir, quand on sait qu’il était majoritairement sain… Ça laisse des traces.
Vers une évolution de la doctrine sanitaire ?
Ce qui est intéressant, c’est que cette crise pourrait faire bouger les lignes. Plusieurs syndicats agricoles demandent maintenant une révision du règlement européen pour autoriser, dans certains cas, la vaccination d’urgence en foyer plutôt que l’abattage total. Des pays comme l’Italie ou la Croatie l’ont déjà obtenue pour d’autres maladies.
Et puis il y a la question du changement climatique. Avec le réchauffement, les vecteurs (moustiques, tiques) remontent vers le nord. La France va devoir apprendre à vivre avec des maladies qu’elle ne connaissait pas il y a vingt ans. Est-ce qu’on va continuer à tout raser à chaque alerte, ou est-ce qu’on va enfin accepter une gestion plus nuancée ?
En attendant, dans le petit village des Bordes-sur-Arize, les camions continuent d’arriver. Une dizaine d’agriculteurs sont encore là, sur le bord de la route, avec leurs tracteurs. Ils ne bloquent plus l’accès, ils regardent. Certains pleurent en silence. D’autres filment pour que plus personne n’oublie.
Parce que demain, ça pourrait être leur tour.
Je ne sais pas vous, mais moi je trouve qu’on est en train de vivre un tournant. Entre la nécessité de protéger la filière et le respect dû aux femmes et aux hommes qui la font vivre, il va falloir trouver un nouvel équilibre. Vite. Parce que la prochaine épidémie, elle, ne nous demandera pas notre avis.
