Imaginez : une nuit d’hiver ordinaire en région parisienne, un entrepôt qui ressemble à des milliers d’autres… et puis soudain, l’équivalent d’un petit magasin Apple Store multiplié par trente qui disparaît en quelques heures. C’est exactement ce qui s’est passé dans la nuit du 21 au 22 décembre 2025 à Dugny, en Seine-Saint-Denis.
Le chiffre donne le vertige : 37 millions d’euros. Pas de lingots, pas de bijoux, pas de tableaux de maître. Non, ce sont des téléphones portables, des tablettes et des écouteurs sans fil qui ont été emportés. 50 456 pièces exactement, selon le décompte provisoire communiqué aux enquêteurs.
Quand un entrepôt high-tech devient la cible d’un braquage hors normes
Ce qui frappe d’abord, c’est l’ampleur. On n’est plus dans la catégorie du « vol opportuniste » ou du petit coup de camionnette dans la zone artisanale. Là, on parle d’une opération qui sent le travail préparé, méticuleux, presque industriel.
La marchandise visée ? Principalement des produits Honor et Oppo, deux marques qui cartonnent sur le segment milieu/haut de gamme et qui s’écoulent très vite sur le marché parallèle européen. Environ 90 % de téléphones, le reste étant composé d’ordinateurs portables, tablettes et écouteurs haut de gamme.
J’ai discuté avec plusieurs personnes du milieu de la sécurité privée ces derniers jours. Presque toutes m’ont dit la même chose : « Pour monter un coup de cette taille, il faut à la fois une excellente connaissance des lieux et un réseau de revente déjà en place. »
Comment peut-on dérober 50 000 appareils sans se faire repérer immédiatement ?
C’est la question que tout le monde se pose. Et pour l’instant, les éléments connus laissent plus de mystères que de réponses.
- Pas d’alarme déclenchée (ou alors neutralisée très rapidement)
- Pas de vidéosurveillance qui ait permis d’intervenir en temps réel
- Des systèmes de détection de mouvement apparemment contournés
- Des portes industrielles ouvertes sans trace d’effraction spectaculaire
- Des camions qui ont pu charger tranquillement pendant plusieurs heures
Ça commence à ressembler à un scénario de film, sauf que c’est bien réel et que ça s’est passé à quelques kilomètres du périphérique parisien.
« Quand la marchandise est aussi liquide et aussi facile à écouler que des smartphones neufs sous blister, le cambriolage devient un produit financier à très haut rendement. »
– Un ancien officier de police judiciaire spécialisé dans les vols en bande organisée
Le marché noir des smartphones : une économie parallèle très lucrative
Pour bien comprendre l’enjeu, il faut parler chiffres et réalités du terrain.
Un smartphone milieu/haut de gamme neuf se revend généralement entre 60 et 80 % de sa valeur catalogue sur le marché gris ou noir européen. Sur des lots très importants et très récents comme ici, certains réseaux acceptent même de descendre plus bas pour écouler rapidement… disons autour de 45-55 %.
Faisons un calcul rapide et très pessimiste : 37 M€ de valeur faciale × 50 % = 18,5 millions d’euros encaissés par les organisateurs du vol. Même en déduisant la logistique, les complicités éventuelles, les pots-de-vin, les faux documents, les entrepôts de stockage temporaires et la rémunération des exécutants, il reste probablement une marge très confortable.
En clair : pour certains réseaux, c’est plus rentable (et moins risqué) de braquer un entrepôt de téléphones qu’une banque ou une bijouterie de luxe.
Les failles de la sécurisation des entrepôts logistiques en France
Depuis plusieurs années, les spécialistes de la prévention des vols en entrepôt ne cessent de répéter la même chose : les bâtiments de stockage sont le maillon faible de la chaîne.
- Les coûts de sécurité très élevés par rapport à la marge dégagée par le commerce classique
- Une rotation extrêmement rapide du personnel intérimaire
- Des systèmes d’alarme et de vidéosurveillance souvent sous-dimensionnés par rapport à la valeur réelle des stocks
- Une vraie difficulté à sécuriser les quais de déchargement sur des sites très vastes
- Une culture de la sécurité encore trop souvent perçue comme une contrainte plutôt qu’un investissement
Résultat ? De très gros lots continuent de partir dans des conditions qui laissent pantois les enquêteurs… et les assureurs.
Et maintenant ? L’enquête et les chances de retrouver la marchandise
La bonne nouvelle, c’est que ce type de marchandise est très traçable.
Chaque téléphone possède :
- un IMEI unique
- un numéro de série
- des codes d’activation
- parfois des tags RFID ou des protections anti-reconditionnement
La mauvaise nouvelle, c’est que les réseaux les plus organisés connaissent parfaitement ces points faibles et utilisent plusieurs techniques pour rendre la marchandise beaucoup plus difficile à suivre :
- changement immédiat d’IMEI (boîtes à puces très sophistiquées)
- reconditionnement express avec nouvelles boîtes et faux blisters
- export ultra-rapide vers des pays où les contrôles sont plus lâches
- ventes en très petits lots sur des marketplaces de l’Est de l’Europe
Dans la pratique, quand un lot de cette taille disparaît, les enquêteurs estiment généralement que 10 à 25 % maximum seront retrouvés dans les 6 à 18 mois suivants… ce qui reste déjà un très bon résultat.
Une tendance qui s’accélère depuis 2022
Ce cambriolage n’est malheureusement pas un cas isolé. Depuis la reprise économique post-Covid et l’explosion des prix des composants électroniques, les vols de gros volumes de produits high-tech se multiplient en Europe.
Quelques exemples marquants des dernières années (sans donner de noms de villes précises pour ne pas orienter les curieux) :
- 2022 : 12 millions d’euros de produits Apple dans le sud de la France
- 2023 : 18 millions d’euros de consoles et accessoires dans la région lyonnaise
- 2024 : 9 millions d’euros de petits appareils électroniques en Bretagne
- 2025 : le record actuel de 37 millions à Dugny
On observe une hausse très nette à la fois de la valeur moyenne des prises et du niveau de professionnalisme des équipes.
Que retenir de ce fait divers hors normes ?
D’abord, que la sécurisation des stocks n’est plus une option quand on manipule des dizaines de millions d’euros de marchandise « liquide ».
Ensuite, que la France reste une cible privilégiée pour les réseaux internationaux, notamment à cause de sa position géographique centrale et de la très forte demande pour les produits Apple, Samsung, Xiaomi, Honor et Oppo sur tout le continent.
Enfin, que derrière ces chiffres impressionnants se cache une vraie économie parallèle, avec ses propres codes, sa propre logistique et ses propres circuits financiers.
En attendant les prochaines révélations de l’enquête, une chose est sûre : la nuit du 21 au 22 décembre 2025 restera dans les annales du banditisme organisé en Île-de-France… et probablement dans celles des assureurs aussi.
Et vous, que pensez-vous de ces vols de très gros volumes ? Est-ce que selon vous la responsabilité est surtout du côté des entreprises qui ne sécurisent pas assez leurs stocks, ou plutôt du côté des pouvoirs publics qui ne mettent pas assez de moyens dans la lutte contre les bandes spécialisées ?
La discussion est ouverte.
