Et si le vrai dernier rempart avant une victoire historique du Rassemblement National en 2027 n’était ni l’extrême gauche, ni le centre macroniste, mais tout simplement… le patronat français ? Cette question, qui semblait presque incongrue il y a encore quelques années, commence sérieusement à se poser dans les milieux politiques.
J’ai été frappé, en discutant récemment avec plusieurs entrepreneurs, de constater à quel point le regard sur le mouvement dirigé par Marine Le Pen et Jordan Bardella a évolué… sans pour autant devenir franchement chaleureux. Il y a du chemin parcouru, c’est indéniable. Mais il reste encore un sacré bout de route.
Une défiance tenace qui résiste au temps
Quand on demande aujourd’hui aux dirigeants d’entreprise ce qu’ils pensent du RN, les réponses oscillent souvent entre un prudent « ça s’améliore » et un plus franc « pas encore pour moi ». La méfiance n’a pas totalement disparu, loin de là. Et elle est particulièrement prégnante dans les grands groupes.
Pour comprendre cette réticence persistante, il faut remonter quelques années en arrière. Pendant longtemps, le discours économique du parti était marqué par des propositions qui faisaient frémir les milieux d’affaires : sortie de l’euro, retour à une monnaie nationale, protectionnisme très marqué, réindustrialisation par la puissance publique… Autant de sujets qui, dans les conseils d’administration, provoquaient des sueurs froides.
« On a encore en tête les années où l’on parlait de tout casser, de tout nationaliser ou presque. Même si le discours a changé, la trace reste. »
Un chef d’entreprise du CAC 40, sous couvert d’anonymat
Cette citation, que j’ai pu recueillir récemment, résume assez bien l’état d’esprit dominant dans les grands groupes. Le changement de braquet opéré par le RN depuis 2017-2018 est reconnu. Mais la confiance, ça ne se décrète pas. Ça se construit… lentement.
La « stratégie de la cravate » qui porte ses fruits… chez les petits patrons
Depuis plusieurs années, Jordan Bardella en particulier s’est attelé à une tâche minutieuse : aller à la rencontre des chefs d’entreprise, des artisans, des commerçants, des TPE-PME. Costume sombre, discours policé, écoute attentive. La fameuse « stratégie de la cravate ».
Et force est de constater que cette approche commence à payer auprès d’une catégorie bien précise : les indépendants, les artisans, les patrons de petites et moyennes structures. Ces derniers se retrouvent beaucoup plus facilement dans un discours qui dénonce la concurrence déloyale étrangère, les normes européennes jugées trop lourdes, les charges sociales écrasantes.
- Réduction drastique de l’immigration de travail
- Protectionnisme sélectif « intelligent »
- Baisse des charges pour les entreprises de moins de 50 salariés
- Critique récurrente de la fiscalité écologique « punitive »
Ces mesures, même si elles sont parfois floues dans leur application concrète, parlent directement à des patrons qui se sentent abandonnés par les pouvoirs successifs. Un sentiment de « enfin quelqu’un qui nous comprend » qui n’existait pas auparavant dans cet électorat.
Les grands groupes : un mur encore très haut
En revanche, dès que l’on monte en taille, dès que l’on parle de grands groupes du CAC 40, d’entreprises exportatrices fortement intégrées dans les chaînes de valeur mondiales, le ton change radicalement. Là, c’est plutôt : « on observe, on note l’évolution, mais on reste très prudents ».
Pourquoi cette différence de traitement ? Plusieurs raisons s’entremêlent :
- Les grands groupes sont structurellement dépendants de l’Union européenne et du marché unique
- Leur modèle économique repose sur une globalisation qu’ils ne souhaitent pas voir remise en cause trop brutalement
- Les investisseurs internationaux (fonds américains, asiatiques, etc.) surveillent de très près la stabilité macro-économique
- Le moindre doute sur la trajectoire économique peut faire plonger le cours de bourse
Autant dire que pour ces acteurs, la marge d’erreur est extrêmement réduite. Et même si le discours du RN s’est considérablement adouci sur l’Europe, beaucoup gardent en mémoire l’ancien programme… et se demandent ce qu’il adviendrait en cas de rapport de force politique favorable au parti.
Les points de friction qui demeurent
Même avec la nouvelle mouture du programme économique, plusieurs sujets continuent de faire tiquer les milieux patronaux les plus influents :
La question migratoire : si la fermeté sur l’immigration est appréciée par certains, la rhétorique très dure et les mesures envisagées (expulsions massives notamment) inquiètent les entreprises qui ont besoin de main-d’œuvre dans certains secteurs.
Le protectionnisme : même rebaptisé « préférence nationale intelligente », il reste perçu comme un risque de représailles commerciales de la part des partenaires européens et mondiaux.
Le coût du programme social : la baisse de l’âge de la retraite à 60 ans pour certaines catégories, la revalorisation du pouvoir d’achat promise… beaucoup de patrons se demandent comment tout cela sera financé sans explosion de la dette ou des impôts.
« On sent une vraie volonté de dialogue, c’est nouveau. Mais on attend toujours des réponses chiffrées, précises et crédibles sur le financement. Pour l’instant, ce n’est pas encore assez concret. »
Un dirigeant d’une grande entreprise industrielle
Jordan Bardella : l’atout séduction qui doit encore faire ses preuves
Dans cette conquête du patronat, Jordan Bardella apparaît clairement comme l’atout majeur du mouvement. Jeune, charismatique, à l’aise dans les codes du monde économique, il incarne cette tentative de normalisation et de professionnalisation.
Mais même lui reconnaît, en privé comme en public, que le chemin est encore long. Les grands patrons ne se laissent pas séduire aussi facilement qu’un public de meeting. Ils posent des questions techniques, demandent des chiffrages, veulent des garanties sur la stabilité.
Et là, le jeune président du parti doit encore progresser. Car si le discours politique est maîtrisé, le niveau de détail économique et fiscal attendu par les grands groupes est d’un autre calibre.
Et si c’était l’enjeu décisif de 2027 ?
Beaucoup d’observateurs commencent à penser que la relation avec le monde de l’entreprise pourrait bien devenir l’un des points de bascule de la prochaine élection présidentielle. Car au-delà des intentions de vote, il y a aussi la capacité à gouverner.
Un président élu qui serait en situation de défiance ouverte avec les grands groupes français et avec les marchés financiers prendrait un risque considérable dès les premiers mois de son mandat. À l’inverse, une forme de « contrat de confiance » avec les milieux économiques pourrait considérablement faciliter les premiers pas d’un éventuel exécutif RN.
C’est donc bien plus qu’une simple question d’image. C’est une question de capacité réelle à exercer le pouvoir dans un pays où les équilibres économiques sont fragiles et les marchés nerveux.
Vers un changement de regard durable ?
Ce qui est certain, c’est que le RN a compris l’importance stratégique de ce sujet. La multiplication des rencontres, des auditions, des interventions dans les clubs patronaux n’est pas un hasard. C’est une vraie stratégie de long terme.
Et les premiers résultats sont là : certains patrons, y compris dans des secteurs inattendus, commencent à dire publiquement qu’ils pourraient envisager de voter pour ce parti dans certaines conditions. Un tabou qui tombe, lentement mais sûrement.
Reste à savoir si ce mouvement ira assez loin, et assez vite, pour transformer une défiance tenace en neutralité bienveillante… voire, pour les plus audacieux, en soutien discret.
En politique, comme en amour, il n’y a parfois qu’un pas entre la méfiance et l’adhésion. Mais ce pas-là, dans le cas du patronat et du RN, est encore sacrément haut.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Le patronat français finira-t-il par accorder sa confiance au Rassemblement National ? Ou restera-t-il, jusqu’au bout, ce dernier et redoutable plafond de verre ?
À suivre, évidemment… de très près.
