Imaginez-vous à 24 ans, pleine d’ambition, en pleine alternance dans un grand ministère. Vous passez un entretien important pour la suite de votre parcours. Tout semble normal… jusqu’à ce que, sans prévenir, une douleur aiguë vous torde le bas-ventre et qu’une envie pressante, presque incontrôlable, vous oblige à quitter la pièce précipitamment. Vous pensez à une digestion difficile, à un mauvais café peut-être. Et si je vous disais que cette scène, vécue par de nombreuses femmes, cachait en réalité un acte de soumission chimique ?
Cette histoire n’est pas une fiction. C’est le récit vrai d’Alizée, aujourd’hui âgée de près de 40 ans, qui a mis plus d’une décennie à comprendre ce qui lui était arrivé ce jour-là. Et malheureusement, elle n’est pas la seule.
Quand un entretien professionnel tourne au cauchemar invisible
Il y a des journées qui paraissent anodines et qui pourtant marquent une vie entière. Pour Alizée, ce fut un rendez-vous avec un responsable des ressources humaines. Un homme en costume, souriant, posé derrière un grand bureau. L’échange commence classiquement : parcours, motivations, projets. Puis, petit à petit, quelque chose change.
Une sensation étrange monte. D’abord discrète, puis de plus en plus insistante. Des douleurs dans le ventre, une envie d’uriner qui devient impérieuse en quelques minutes seulement. Elle demande à sortir, confuse, presque honteuse. Elle ne comprend pas. Elle pense avoir bu trop d’eau, ou peut-être mangé quelque chose de mal toléré. Elle revient, termine l’entretien tant bien que mal, et rentre chez elle avec cette drôle d’impression d’avoir raté quelque chose d’important… sans savoir quoi.
Les années passent. Des cauchemars récurrents. Une méfiance viscérale envers l’autorité masculine dans le milieu professionnel. Un sentiment diffus de honte qu’elle ne s’explique pas. Et puis un jour, en 2019, tout bascule lorsqu’elle tombe sur un article qui parle d’un ancien cadre haut placé accusé d’avoir administré des substances à de nombreuses femmes lors d’entretiens.
J’ai eu l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds. Tout s’est éclairé d’un coup. Cette douleur, cette humiliation, cette envie irrépressible… ce n’était pas moi qui déraillais. On m’avait fait quelque chose.
Alizée, dans son témoignage
Les diurétiques : l’arme discrète de la soumission chimique
Contrairement à ce que l’on imagine souvent quand on parle de soumission chimique, il ne s’agit pas toujours de GHB ou de Rohypnol, ces molécules qui plongent dans l’inconscience. Ici, la substance utilisée était bien plus banale en apparence : des diurétiques puissants.
Le but ? Créer une situation d’humiliation physique et de perte totale de contrôle. Forcer la victime à quitter la pièce en catastrophe, à revenir perturbée, déstabilisée, parfois même honteuse de ce qu’elle vient de vivre. Dans cet état de vulnérabilité extrême, certaines femmes ont été poussées à accepter des avances, des gestes déplacés, ou tout simplement à se sentir redevables d’avoir « dérangé » l’entretien.
- Action rapide : effet en moins de 15 minutes
- Discrétion totale : aucune odeur, aucun goût prononcé
- Effet temporaire mais extrêmement violent
- Difficile à prouver après coup sans analyse rapide
Le choix de cette molécule n’est pas anodin. Il permet à l’auteur de conserver une apparence de respectabilité tout en infligeant une violence particulièrement perverse : celle qui fait douter la victime d’elle-même pendant des années.
Le poids du syndrome post-traumatique silencieux
Ce qui frappe le plus quand on écoute Alizée, c’est cette longue traversée du désert émotionnel. Pendant près de huit ans, elle a porté en elle un trauma qu’elle ne comprenait pas. Elle se sentait « cassée » sans raison apparente. Elle évitait les situations où elle devait être seule avec un supérieur masculin. Elle doutait constamment de sa valeur professionnelle.
C’est ce qu’on appelle un traumatisme non-identifié. Un événement violent dont on ne connaît pas l’origine exacte, mais dont les séquelles psychologiques sont bien réelles. Anxiété généralisée, hypervigilance, cauchemars, sentiment d’insécurité chronique… Autant de symptômes qui, pendant longtemps, l’ont empêchée de vivre pleinement.
Et puis un jour, la pièce du puzzle arrive. La révélation. Et avec elle, un mélange explosif de soulagement et de colère. Soulagement de enfin comprendre. Colère contre l’injustice subie, contre le silence, contre la lenteur du système.
La lenteur judiciaire : une seconde victimisation
Aujourd’hui, l’affaire suit son cours. Mais à quel prix ? Les enquêtes pour soumission chimique sont notoirement complexes. Les faits sont anciens. Les preuves matérielles difficiles à obtenir. Les victimes doivent revivre encore et encore les mêmes scènes, répondre aux mêmes questions, parfois face à un scepticisme latent.
Alizée parle de victimisation secondaire. Ce terme désigne la souffrance supplémentaire infligée par le système judiciaire lui-même : les délais interminables, les convocations répétées, le sentiment que l’on ne vous croit pas vraiment. Elle n’est pas la seule à le ressentir.
Attendre des années pour que justice soit peut-être rendue, c’est comme revivre l’humiliation une deuxième fois, mais en plus lent, en plus froid.
Et pourtant, elle témoigne. Parce qu’elle sait que son histoire peut en aider d’autres. Parce que le silence protège les agresseurs bien plus que les victimes.
Pourquoi tant de victimes n’osent pas parler ?
Dans ce type d’affaires, le silence est presque la règle. Honte, peur de ne pas être crue, crainte des représailles professionnelles, sentiment d’avoir « provoqué » la situation… Les mécanismes sont bien connus des spécialistes des violences sexistes.
- La sidération initiale : impossible de réagir sur le moment
- Le doute de soi : « Et si j’avais mal interprété ? »
- La honte intériorisée : sentiment d’être « sale » ou « faible »
- La peur des conséquences : que va-t-on dire de moi au travail ?
- Le déni protecteur : oublier pour survivre
Ces étapes, presque toutes les victimes les traversent. Et quand enfin la vérité éclate, il est souvent trop tard pour porter plainte dans les délais classiques. C’est là que réside une des grandes injustices de ces affaires.
Que faire pour que cela change ?
Il serait illusoire de penser que ces pratiques vont disparaître du jour au lendemain. Mais plusieurs pistes se dessinent pour limiter les dégâts et protéger les potentielles victimes.
- Former massivement les professionnels des ressources humaines à la détection des violences
- Instaurer des protocoles stricts lors des entretiens individuels (présence d’un tiers, caméra, lieu ouvert)
- Sensibiliser les jeunes en formation aux signaux d’alerte de la soumission chimique
- Accélérer les enquêtes et créer des cellules spécialisées
- Reconnaître la spécificité des traumatismes à retardement dans la loi
Ces mesures ne sont pas révolutionnaires. Elles demandent juste de la volonté politique et une réelle prise de conscience collective.
Un cri qui résonne bien au-delà d’un seul nom
Ce qui est peut-être le plus troublant dans le témoignage d’Alizée, c’est qu’il dépasse largement l’histoire d’une seule personne ou d’un seul agresseur présumé. Il pose une question universelle : combien de femmes ont vécu des situations similaires sans jamais mettre de mots dessus ?
Combien ont cru qu’elles étaient « folles », « trop fragiles », « paranoïaques » ? Combien ont abandonné des carrières prometteuses parce qu’elles ne supportaient plus l’idée d’être à nouveau dans une pièce fermée avec un homme en position de pouvoir ?
Le courage d’Alizée, aujourd’hui, est de briser ce doute intime qu’on leur a imposé pendant des années. En parlant, elle redonne une voix à toutes celles qui se sont tues. Et c’est peut-être là le véritable tournant.
Car une fois que le mot existe, une fois que le mécanisme est nommé, il devient beaucoup plus difficile de continuer à faire comme si de rien n’était.
Alors oui, la route judiciaire sera longue. Oui, les doutes persisteront. Mais le simple fait que cette histoire soit racontée aujourd’hui, en 2025, montre que quelque chose est en train de bouger. Lentement, douloureusement, mais sûrement.
Et pour toutes les Alizée qui lisent ces lignes en se demandant si elles aussi ont vécu quelque chose de ce genre… sachez que vous n’êtes pas folles. Vous n’êtes pas seules. Et votre parole compte.
