Il y a des projets qui divisent tellement qu’ils finissent par ressembler à un miroir de la société française. L’autoroute A69 entre Castres et Toulouse, c’est exactement ça. D’un côté ceux qui disent « enfin une route digne de ce nom », de l’autre ceux qui crient au désastre écologique. Et pendant que tout le monde s’écharpe, les bulldozers, eux, ne chôment pas.
Je suis passé récemment sur le tracé. Franchement, c’est impressionnant. Là où il y avait des champs, des bois ou des prairies humides, on trouve maintenant des plateformes gigantesques, des échangeurs qui sortent de terre et des kilomètres de terrassement. Le paysage a pris dix ans en six mois. Triste pour certains, signe de progrès pour d’autres.
Un chantier qui ne s’arrête (presque) jamais
Depuis la décision de la cour administrative d’appel de suspendre l’annulation des autorisations environnementales en mai dernier, le concessionnaire n’a pas traîné. Objectif clair : rendre le chantier irréversible avant qu’une nouvelle décision de justice ne vienne tout geler.
Et le pari est en train d’être gagné. Sur les 53 kilomètres prévus, une très large partie est déjà terrassée. Les premiers ouvrages d’art – viaducs, passages inférieurs – sont en construction. Les usines à bitume et à béton tournent à plein régime à plusieurs endroits du tracé. Même les riverains les plus opposés reconnaissent, à demi-mot, que « ça a énormément bougé ».
« Quand je vois ma haie de cyprès rasée et la colline en face éventrée, j’ai le cœur serré. Tout ça pour gagner quinze minutes… »
– Un agriculteur de Puylaurens, rencontré sur place
Où en est-on concrètement sur le terrain ?
Petit tour d’horizon, zone par zone, pour ceux qui n’ont pas mis les pieds dans le Tarn ces derniers mois.
- Secteur Castres – Soual : échangeur de Castres-Sud presque terminé, plateforme autoroutière déjà visible depuis la RN126.
- Soual – Puylaurens : gros terrassements, plusieurs viaducs en cours (notamment sur le ruisseau du Bernazobre).
- Puylaurens – Saint-Germain-des-Prés : la partie la plus avancée. Des kilomètres de remblais, les premiers enrobés posés sur certaines sections.
- Saint-Germain – Verfeil : travaux intenses sur les zones humides, compensation écologique déjà entamée plus au nord.
- Verfeil – liaison A68 : élargissement de l’A680 en cours, gros chantier nocturne pour limiter les bouchons.
En résumé ? Plus de 70 % du linéaire est touché. Certains estiment même que plus de la moitié du budget total des terrassements est réalisée. Difficile de revenir en arrière sans gaspiller des centaines de millions d’euros.
L’audience du 11 décembre : le dernier vrai obstacle ?
C’est la question que tout le monde se pose dans le Tarn et en Haute-Garonne. Jeudi, la cour administrative d’appel de Toulouse va examiner le fond du dossier, après avoir accordé un sursis à exécution au printemps.
En première instance, le tribunal administratif avait purement et simplement annulé les arrêtés préfectoraux autorisant le projet, estimant qu’il n’y avait pas de « raison impérative d’intérêt public majeur ». Un coup de tonnerre à l’époque.
Depuis, l’État et le concessionnaire ont sorti l’artillerie lourde : études complémentaires, promesses de compensations écologiques renforcées, arguments sur la sécurité routière de l’actuelle RN126 (plus de 300 accidents graves en vingt ans). Les pro-A69 espèrent une validation définitive. Les opposants, eux, croient encore à l’annulation pure et simple.
« Même si les travaux sont très avancés, la justice peut parfaitement ordonner la remise en état. Ce n’est pas parce qu’on a déjà détruit qu’on a le droit de continuer. »
– Membre d’une association écologiste locale
Pourquoi ce projet cristallise-t-il autant les passions ?
Parce qu’il touche à tout ce qui nous divise aujourd’hui.
D’un côté, le Sud-Tarn se sent abandonné depuis des décennies. Castres-Mazamet, c’est 80 000 habitants, une industrie pharmaceutique dynamique (Pierre Fabre), mais une seule route pour rejoindre Toulouse : la fameuse RN126, deux voies saturées, dangereuses, où les camions se traînent derrière les tracteurs. Les élus locaux, toutes couleurs politiques confondues, répètent la même chose depuis trente ans : « On étouffe. »
De l’autre côté, les opposants – souvent venus de Toulouse ou plus loin – dénoncent un projet d’un autre temps : 450 millions d’euros pour 53 km, 300 hectares de terres agricoles et forêts rasés, 8 zones humides impactées, des émissions de CO2 énormes pour la construction… Et tout ça dans un contexte de réchauffement climatique où on nous serine qu’il faut réduire la place de la voiture.
Le plus fascinant, c’est que les deux camps ont des arguments solides. Oui, la RN126 est dangereuse. Oui, l’A69 va artificialiser des terres. Oui, le trafic va augmenter (phénomène d’appel). Oui, les entreprises du Tarn ont besoin de meilleures connexions. C’est un vrai dilemme de société.
Et si l’A69 était déjà trop avancée pour être arrêtée ?
C’est l’argument massue des pro-autoroute : « Trop d’argent déjà dépensé, trop de paysage modifié, trop d’emplois locaux créés sur le chantier. » On parle de plusieurs centaines de millions engagés. Remettre en état coûterait presque aussi cher que finir le projet.
Même certains opposants historiques commencent à lâcher du lest en privé. L’un d’eux me confiait récemment : « On a peut-être perdu la bataille. On se battait pour sauver les arbres… ils sont déjà coupés. »
Mais la justice n’est pas toujours sensible à l’argument du « fait accompli ». Des précédents existent : le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes avait été abandonné alors que les travaux étaient bien engagés. Tout reste donc possible.
Ce qui pourrait encore tout changer
- Une annulation définitive jeudi → arrêt immédiat des travaux et probable remise en état partielle (coût astronomique).
- Une validation → fin des recours majeurs, mise en service possible dès 2027-2028.
- Un renvoi ou une nouvelle suspension → prolongation de l’incertitude pour plusieurs mois.
Personne ne veut parier. Même les avocats des deux camps restent prudents. L’enjeu dépasse largement le Tarn : c’est toute la question de notre capacité (ou non) à lancer encore de grands projets d’infrastructure en France qui se joue ici.
Je repars du tracé avec un sentiment bizarre. D’un côté, l’énergie déployée sur ce chantier force le respect – des centaines d’ouvriers, des machines partout, une organisation millimétrée. De l’autre, chaque arbre abattu, chaque talus creusé rappelle qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs… mais là, les œufs, c’est un bout de campagne tarnais qui n’avait rien demandé.
Jeudi soir, on saura si l’A69 a définitivement gagné ou si, contre toute attente, la justice va créer la surprise. En attendant, les pelleteuses continuent de tourner. Et le paysage, lui, ne sera plus jamais le même.
Et vous, vous en pensez quoi ? Projet utile ou aberration écologique ? Les commentaires sont ouverts.
